Gardienne de la lumière

Cette nuit d’août 1939 est glaciale. Devant la lune blafarde, la petite Mary voit défiler les nuages. Elle ne sait plus d’ailleurs si ce sont des nuages ou de longues effilochées de brume qui défilent. Les vagues se rompent au pied du canot dans lequel elle prend place avec son menu bagage et ses souliers neufs. Tout à l’heure, ils ont entendu le criard, signe que le bateau est rendu aux environs de l’île aux Perroquets. La voilà sur la plage, tremblant de froid. Elle est dans une sorte d’état second.
Dans la pénombre, elle voit les moutons blancs où son oncle Édouard Vibert et un ami de la famille vont jeter leurs rames à en perdre le souffle, mouillés jusqu’à la ceinture après avoir poussé l’embarcation dans les flots. Le Sable de la Clarke Steamship passe toutes les deux semaines devant Longue-Pointe-de-Mingan. C’est le seul moyen de transport possible pour la petite, comme pour tous les villageois résidant le long de la côte. Elle retourne au couvent des Soeurs de la charité à Havre-Saint-Pierre, 150 kilomètres plus à l’ouest, où elle est pensionnaire. Elle a 12 ans. Le canot avance à l’aveuglette, guidé par le seul bruit des moteurs du Sable qui apparaît bientôt à travers la brume et se dresse comme une palissade. Mary doit escalader l’échelle de corde, une véritable épreuve de bravoure. Dans le vide, ballottée par la mer, elle monte, les mains crispées sur la corde, une traverse après l’autre, elle grimpe jusqu’à ce que deux matelots géants l’empoignent et la hissent à bord.
Le Sable repassera bientôt devant l’île aux Perroquets en direction de l’ouest. Accoudée sur le bastingage, Mary ne sait pas encore que cette île-là, un gros caillou de 100 mètres sur 300 mètres surmonté de la maison du gardien et d’un phare, elle ne sait pas encore que l’île aux Perroquets deviendra sa vie. Et qu’elle y arrivera au bras de son bien-aimé, Robert Kavanagh, tout juste mariés l’un à l’autre, au début de juillet 1950. Et que des décennies plus tard, elle publiera son histoire d’insulaire qui sera déposée aux Archives du Québec à Sept-Îles.
Mai 2014. Le capitaine David Vibert, petit-fils de Mary Collin-Kavanagh, vêtu de ses pantalons isolants et rompu à l’exercice, nous fait monter à bord de sa vaste chaloupe hors-bord pour nous mener à l’île aux Perroquets. Jean-François Gagnon, jeune prof venu de la ville enseigner l’informatique à la communauté innue de Mingan, est ébloui. Par le soleil éclatant, la lumière crue du Nord et la magnificence de ce qui s’étend devant ses yeux. Il est dans une sorte d’état second.
Parc national
Longue-Pointe n’est plus maintenant qu’un bout de ruban blanc dans l’horizon, l’embarcation file à vive allure vers l’île où nichent les fameux macareux-moine, ces oiseaux emblématiques qui ressemblent à des perroquets… L’île aux Perroquets a beau être devenue, avec les autres îles de l’archipel de Mingan, une réserve de parc national en 1984, le débarquement du hors-bord ne se fait pas si différemment qu’au temps de Mary. Soutenu par le capitaine Vibert, on met le pied sur un rocher visqueux d’algues où on pourrait se casser la figure. Les habitants de Longue-Pointe réclament depuis longtemps un quai et un débarcadère. « Ça viendra », leur répond-on depuis 30 ans.
On est tout de suite emporté par le puissant esprit des lieux qui souffle en même temps que la frisquette brise de ce printemps tardif. L’île aux Perroquets est un gros rocher calcaire aux falaises tranchées au couteau, d’une altitude moyenne de 10 mètres au-dessus de la mer. Dans la félicité du moment, je vois soudain… un veau ! Le veau fringant, nourri au foin de mer, seul de son espèce, qui faisait la fierté de Mary et qui, un jour, bascula en bas du cap. L’animal s’en tira en boitant. Mais quand, à la veille des Fêtes en 1950, on abat la bête dans l’anticipation gourmande de belles pièces à déguster, le temps doux s’installe. Aucun moyen de conserver la viande sans neige ni glace. C’est une perte totale.
Nous cheminons de la grève vers la maison du gardien du phare. Il me semble voir Mary arrivant pour la première fois sur l’île. Elle cache ses larmes de jeune mariée enamourée, se demandant de quoi sera faite sa vie avec son beau geôlier, isolée sur ce paquebot de pierre livré à la fureur des éléments et dépendante de tout. Et l’on se dit que nous venons, tous et toutes, autant que nous sommes, de cette misère lumineuse au milieu des tempêtes et de la grâce marine. De cette liberté sauvage qui était en même temps une prison de vent et de glace. De ces victoires et de ces défaites au long des jours traversés de fêtes et de dépressions. Et l’on se dit que cette vie-là, sur l’île aux Perroquets, ne remonte pas au père Adam ni au Moyen Âge. Elle est si près de nous. Mary vivait encore en 2003 quand son livre, Femme de gardien de phare, fut publié à compte d’auteur et dédié « à toutes les femmes qui ont vécu la solitude et l’isolement sur les phares du Saint-Laurent ».
Phare patrimonial
Avec entrain, le capitaine Vibert nous fait visiter le rocher où ses grands-parents vécurent près de trente ans. Nous marchons dans leurs pas. Jean-François, le jeune prof né dans le cyberespace, ne semble pas en revenir. Depuis quelques années, les bâtiments de l’île sont restaurés les uns après les autres. Le phare vient d’être reconnu premier phare patrimonial du Canada. Maison du gardien, maison de son assistant, chafaud, poulailler, corne de brume, sont remis en beauté. Bientôt, on pourra même y louer l’une ou l’autre des deux maisons aux fins de villégiature. Charles Kavanagh, fils de Mary et Robert, chercheur bénévole pour la Corporation de l’île aux Perroquets, oeuvre avec d’autres à mettre en valeur tous ces vestiges d’un temps pas si lointain. Il souhaite « que l’histoire humaine de ce lieu mystique se poursuive ».
Pas si lointain, en effet, le temps où Mary parlait de son île magique, aux côtés de son gardien de « la lumière », comme on appelait souvent un phare à l’époque. C’est avec lui, Robert, qu’elle traversera toutes les péripéties d’une vie en pleine mer. Tous deux souverains et le port altier, dans une maison bâtie en 1888 qui fuyait de partout, frigorifique en hiver, surchauffée en été, au milieu des poules à nourrir, de l’eau de pluie à recueillir pour boire, du bois de grève à ramasser pour se chauffer, des globes des lampes à l’huile qui éclatent dans l’odeur de kérosène et de la marmaille — ils auront cinq enfants — à qui les jeux de ballon seront longtemps défendus à cause du danger de débouler la falaise.
Île d’inquiétudes
Car l’île aux Perroquets fut aussi celle d’une inquiétude presque incessante. Le couple vécut inquiet tout le temps. Inquiet que la mer les engloutisse, corps et biens, quand il faut traverser à Longue-Pointe pour quelque urgence. Ou que Mary accouche dans la barge qui la conduit, par une mer déchaînée, sur le continent. Ou que Robert ne se remette pas de l’accident lors duquel il a reçu le mât de l’antenne-radio sur la tête. Mary chasse de son esprit les images prémonitoires d’un cauchemar. Ils reviendront un jour à l’île avec un fils en moins, noyé à 9 ans dans les eaux de la rivière Magpie, près de Longue-Pointe.
Heureusement la Vierge est là. Parfois. Juillet 1952. Si le petit Jean-Marc, âgé de quelques jours, se tire d’une gangrène, alors ils l’abonneront à la revue Notre-Dame du Cap. Ce qui fut fait. Décembre 1954. Les mains gelées, hagard au creux de sa chaloupe cernée de glaces dans la mer mugissante, Robert supplie la Vierge. S’il est sauvé, il lui érigera une statue sur le cap. Ce qui fut fait.
Aujourd’hui encore, la statue de la Vierge domine l’île aux Perroquets. Dans le monde moderne et sécularisé qui est le nôtre, voilà qu’on est pris d’émotion devant le petit monument tout blanc et qu’on demande grâce pour les navigateurs, les pêcheurs et pour tous les voyageurs de l’eau.
Collaboratrice