L’État social tel qu’on le connaissait est mis à mal

Enzo Mingione Collaboration spéciale
À Athènes, une femme tient une petite affiche disant simplement«j’ai faim».
Photo: Agence France-Presse (photo) Louisa Gouliamaki À Athènes, une femme tient une petite affiche disant simplement«j’ai faim».

Ce texte fait partie du cahier spécial Innovation sociale

Au cours des dernières années, diverses transformations inscrites dans la mondialisation ont affaibli les politiques sociales mises en place dans les pays industriels. Nos sociétés sont de plus en plus individualisées et fragmentées.

Nous vivons dans un contexte où l’accomplissement personnel et l’autoréalisation de soi se conjuguent avec la vulnérabilité des personnes et la diminution des protections sociales. Ce contexte a été marqué par la redéfinition de l’État-providence, le délitement du lien social et l’affaiblissement des réseaux sociaux traditionnels. Le nombre de travailleurs ayant des carrières et des parcours d’emploi non traditionnels s’est multiplié et plusieurs d’entre eux ne disposent d’aucun soutien syndical ou professionnel. La famille nucléaire ne constitue plus le vecteur d’intégration sociale qu’elle a déjà été. En outre, l’entrée massive des femmes sur le marché du travail a bousculé les rapports homme-femme, ce qui a eu pour effet de revoir les modalités de conciliation travail-famille.

 

Simultanément, nous assistons à une vague sans précédent de déplacement de populations sur le plan international. L’augmentation des emplois faiblement rémunérés, souvent occupés par des immigrants, rend plus difficile l’intégration sociale, professionnelle et résidentielle de ces populations. Qui plus est, les immigrants sont davantage confrontés à l’intérieur des pays d’accueil à une conjoncture politique et culturelle dans laquelle leurs droits sociaux sont remis en question, alors que les pratiques discriminatoires à leur endroit tendent à se généraliser.

 

Face à ces problèmes sociaux, les États comptent sur des ressources limitées, conséquence des nouvelles règles du jeu découlant de la mondialisation des marchés et des contraintes associées à la concurrence économique. Le développement des programmes de protection sociale apparaît désormais incompatible avec la compétitivité au sein des échanges commerciaux internationaux, les dispositifs de protection sociale émanant du secteur public devenant illégitimes sur le plan politique.

 

La transformation de l’État social

 

C’est dans cette trame historique qu’apparaît l’idée du nouvel État social en tant que réponse aux défis lancés par ce nouveau contexte mondial. Faisant appel aux dynamiques locales et à la participation active des personnes et des communautés dans le besoin, les moyens mis en oeuvre pour renouveler l’État social impliquent à la fois des ressources émanant d’organisations bénévoles et du milieu des affaires.

 

La transformation de l’État social provient de deux impulsions différentes (et parfois opposées), à savoir la nécessité de déterminer des façons efficaces de répondre aux besoins sociaux qui sont aujourd’hui individualisés, fragmentés et hétérogènes ; et donc, d’accroître les politiques sociales dites actives et la nécessité de réduire les dépenses publiques consacrées aux mesures d’assistance sociale.

 

Il est important ici de souligner la différence entre ces deux dynamiques de transformation des politiques publiques, puisqu’elles impliquent la mise en place de stratégies distinctes qui ne sont pas toujours conciliables. D’un côté, on observe un mouvement pour une protection sociale plus complète afin de protéger les populations vulnérables contre les nouveaux risques sociaux ; de l’autre, des initiatives politiques visant à réduire les dépenses publiques.

 

Nouvelles pratiques

 

Les pratiques associées à ce nouvel État social ont une dimension locale qui permet de répondre, du moins en partie, aux demandes ciblées et diversifiées de protection sociale des citoyens. Mais ce faisant, les mesures qui découlent de ces innovations parviennent difficilement à juguler la croissance des inégalités qui, à son tour, entraîne un déficit accru sur le plan des droits sociaux et de la citoyenneté.

 

La crise actuelle exacerbe cette tension parce que, si sa résolution dépend en partie des innovations sociales qui seront mises en place afin de satisfaire les besoins non comblés, ces mêmes innovations trouvent difficilement, dans le contexte actuel, les appuis nécessaires au déploiement de leur plein potentiel étant donné le contrôle serré exercé sur les ressources par l’État central.

 

Même au sein des pays qui ont toujours été considérés comme généreux en matière de régulation publique universelle — tels les pays scandinaves — la situation actuelle engendre des tensions qui deviennent problématiques et conflictuelles, comme le démontrent les violentes confrontations ayant éclaté entre des groupes d’immigrants et la police au printemps 2013 dans les banlieues de certaines villes suédoises.

 

Revoir l’État social

 

L’État social traditionnel s’avère ainsi plus qu’un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre ; il constitue un système de protection sociale peu efficace pour répondre aux besoins dans les contextes sociaux marqués par l’hétérogénéité, l’instabilité et l’individualité. Or, les formes de transition vers un « nouvel État social » tendent à accentuer les inégalités sociales et les discriminations envers les groupes les plus vulnérables qui sont sous-représentés en matière de politiques. Plus encore, le prolongement de la crise entraîne une augmentation du nombre de personnes en besoin de protection, comme les chômeurs de longue durée, les familles pauvres, les immigrants et les minorités victimes de discrimination.

 

Les mesures adoptées pour résoudre la crise en Europe — austérité budgétaire et réductions des dépenses publiques — n’ont fait qu’amplifier les phénomènes d’inégalité et de discrimination. Or, il n’existe pas de projets innovants, ni de mobilisation des ressources du marché et du secteur bénévole, ni encore de mesures d’activation visant les usagers de services qui soient suffisamment efficaces et équitables pour satisfaire la demande croissante de protection sociale dans nos sociétés, et qui, du même coup, permettraient d’opérer une réduction drastique des ressources investies par l’État dans sa mission sociale. La grande crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale ont favorisé l’essor de l’État social dans les pays industrialisés, une perspective qui, ultimement, a mené à l’adoption du New Deal et du modèle social européen.

 

À l’heure actuelle, si nous considérons les scénarios de sorties de crise qui incluent uniquement les acteurs provenant du marché et des États nations, les perspectives s’avèrent plutôt déprimantes. Mais peut-être serait-il temps d’envisager sérieusement l’éventualité d’une réponse à cette crise qui proviendrait des mouvements sociaux et des organismes communautaires, à condition toutefois que leurs initiatives soient orientées de manière à dépasser la fragmentation et les inégalités qui minent nos sociétés.

Enzo Mingione est professeur à l’Université de Milan-Bicocca.

Ce contenu spécial a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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