L’exception culturelle

« Il m’a agressée sexuellement. » Formulée dès 1992 par une enfant de sept ans, cette accusation réitérée à l’encontre du cinéaste Woody Allen est tirée de la lettre que sa fille adoptive Dylan Farrow a fait paraître dans le New York Times samedi. Si la présomption d’innocence demeure, l’affaire n’en constitue pas moins un exemple patent du malaise qui prévaut dès lors qu’un grand artiste est accusé ou reconnu coupable d’un crime.
« La question qui se pose chaque fois est de savoir si l’on peut, si l’on doit, faire la distinction entre l’oeuvre et l’individu », explique Sandrine Ricci, doctorante et chargée de cours en sociologie et coordonnatrice du Réseau québécois en études féministes.
Woody Allen n’a pas été reconnu coupable ni même formellement accusé. En 1992 en effet, le procureur conclut à un manque de preuve, mais, équivoque, à une cause « probable ».
« Lorsque des individus “ordinaires” vivent ce genre de déboires, ils sont vite marginalisés », note Sandrine Ricci. Or après le scandale, Woody Allen n’eut jamais de mal à garnir ses génériques. D’ailleurs, Dylan Farrow interpelle plusieurs vedettes dans sa lettre, dont Cate Blanchett, favorite pour l’obtention de l’Oscar de la meilleure actrice pour sa performance dans Jasmine French, le plus récent opus de Woody Allen.
S’agit-il ici d’une autre forme « d’exception culturelle » ? « Je pense que si le Tout-Hollywood a agi comme si de rien n’était, c’est, en partie, parce qu’il y avait des doutes. Mais c’est surtout parce qu’on prenait en compte la célébrité [de Woody Allen], la qualité de son oeuvre et son éventuelle rentabilité », estime le sociologue des médias Jean-Serge Baribeau.
Cas d’exception
La célébrité, en particulier, semble être un facteur déterminant dans l’attitude que le milieu professionnel et le public adoptent en de telles circonstances. Impossible de passer sous silence le cas de Roman Polanski, qui a admis avoir eu des rapports sexuels illégaux avec une mineure. Ou Stanley Kubrick, qu’on voit persécuter à dessein l’actrice Shelley Duvall dans un documentaire réalisé pendant le tournage de Shining. Ou François Ozon, qui a suggéréque toutes les femmes rêvent de se prostituer. Et que dire de la controverse Bertrand Cantat, pour délaisser le monde du cinéma.
Et avant eux, le peintre Pablo Picasso, dont deux des compagnes se suicidèrent et deux autres furent internées. Ajoutez l’antisémitisme et le racisme à la liste et voyez s’y bousculer les patronymes célèbres : Wagner, Céline, Eliot, Degas, Lovecraft, Voltaire, Kant. On continue d’écouter, de lire et de regarder leurs oeuvres. Pourquoi ?
« C’est une question de rapport de pouvoir, résume Sandrine Ricci. On se refuse à penser que des individus prééminents se sont rendus coupables de telles horreurs. Ce que nous rappelle le cas de Woody Allen, c’est que ce déni systémique fait en sorte qu’il est beaucoup plus difficile pour les victimes de parler. Face à des gens connus, leur parole est facilement remise en cause. On a déterminé à l’époque que les souvenirs de Dylan Farrow étaient peu fiables. L’avocat d’Allen a évoqué l’aliénation parentale qu’aurait orchestrée Mia Farrow, etc. »
Rappelons que lorsque les accusations furent énoncées, Woody Allen et Mia Farrow se trouvaient au centre d’une séparation très médiatisée après que l’actrice eut découvert que son compagnon des 20 dernières années s’était épris de sa fille adoptive Soon-Yi Prévin, qu’il a épousée depuis.
Distinguer ou ne pas distinguer
« Si Woody Allen était clairement déclaré coupable, j’établirais une différence ou une distance entre l’être humain et son oeuvre, affirme Jean-Serge Baribeau. J’éprouverais probablement de la répugnance vis-à-vis de cet homme que j’ai tellement admiré. Mais je continuerais à aimer et à déguster l’oeuvre majeure et inoubliable de ce grand cinéaste […] Mon attitude serait, à peu de chose près, la même que celle que j’ai adoptée face à une crapule comme Louis-Ferdinand Céline. Son Voyage au bout de la nuit est un petit bijou littéraire, mais je trouverai toujours révoltantes et abjectes les positions idéologiques et intellectuelles de cet écrivain de talent. Je maintiens la même attitude vis-à-vis de l’individu Roman Polanski et en ce qui concerne son oeuvre cinématographique. »
Sandrine Ricci, de son côté, répond par la négative à la question de la distinction à tracer, ou non, entre l’oeuvre et l’individu. « Vous savez, j’ai grandi en écoutant Georges Brassens. En vieillissant, j’ai pris conscience qu’il écrivait des choses extrêmement misogynes. C’est le même dilemme avec Le voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Est-ce qu’on le lit même si on sait que l’auteur était antisémite ? »
« Moi, je choisis de ne pas consommer la musique de Bertrand Cantat et de ne pas consommer de films de Roman Polanski et de ne plus consommer de films de Woody Allen. J’estime pouvoir très bien vivre sans », conclut-elle.