Seringues, pipes à crack et grosse misère

Ils sont partout. Dans les parcs, dans les stations de métro, dans les corridors des immeubles d’habitation. Les itinérants et les « marginaux » font partie du paysage depuis toujours dans le Centre-Sud, un des quartiers les plus pauvres et les plus diversifiés du pays.
Ce quartier, qui abrite le village gai, vit une sorte de syndrome de la saucisse Hygrade : plus d’itinérants arrivent dans le secteur, plus d’organismes leur viennent en aide. Et plus les itinérants reçoivent de l’aide, plus ils débarquent dans le quartier.
« Il y a 73 des 75 organismes d’aide aux démunis et aux toxicomanes qui ont pignon sur rue dans le quartier. Est-ce une erreur d’avoir concentré tous les services dans le même quartier ? Et comment peut-on aider ces gens à s’en sortir s’il y a un dealer de drogue à chaque coin de rue ? » soulève Luc Généreux, un commerçant de la rue Sainte-Catherine.
Bonnes questions, en effet. Mais chez Spectre de rue, un organisme qui vient en aide aux jeunes poqués depuis trois décennies, la réponse est simple : « On est ici parce que les gens qui ont besoin de nous sont ici. »
Sophie Auger et Stéphane Royer nous reçoivent dans le petit local de Spectre de rue — dont la façade ressemble à celle d’un dépanneur —, rue Ontario. Ils sont « travailleurs de milieu ». Ils marchent dans le quartier, parlent aux résidants, conseillent les jeunes toxicomanes. Et ramassent les seringues abandonnées par les junkies.
Sur un mur de Spectre de rue, une immense carte de Montréal est parsemée de milliers de punaises rouges : chacun de ces petits points montre un endroit où Sophie et Stéphane ont ramassé une seringue en 2013 ; ils en trouvent 4000 par année. Des dizaines de punaises bleues (entre 35 et 60 par année) indiquent les pipes à crack trouvées dans les lieux publics et mises en lieu sûr.
«Réduction des méfaits»
La stratégie derrière Spectre de rue et les dizaines d’autres organismes communautaires du quartier, c’est la « réduction des méfaits », explique Stéphane Royer. « On part du principe que les gens vont consommer même si on leur dit d’arrêter. Alors on limite les dégâts, à la fois pour eux et pour la société », dit ce solide gaillard aux bras tatoués.
Spectre de rue distribue des seringues et des pipes à crack propres aux drogués. Pour éviter qu’ils attrapent l’hépatite ou le VIH en partageant une seringue avec un malade. « Les itinérants ne passent pas tous leur vie dans la rue. Ce sont des gens comme vous et moi qui ont subi un gros coup dur. Ils ont perdu un proche, un emploi, leur logement. Quand la petite lumière se rallume et qu’ils retrouvent le goût de refaire leur vie, c’est plus facile s’ils n’ont pas attrapé le VIH. »
Spectre de rue offre aussi un centre de jour où les jeunes viennent prendre un café. Ils trouvent de l’aide pour se loger, pour trouver du travail, pour faire un CV.
La « réduction des méfaits » prônée par les services sociaux est moins spectaculaire que le « grand ménage » réclamé par des résidants. Mais c’est une stratégie plus efficace, croit Valérie Plante, conseillère municipale du district de Saint-Jacques, qui englobe le village gai.
« C’est un peu simpliste de dire qu’il faut faire le ménage. On doit trouver des solutions sans déplacer le problème », dit la conseillère de Projet Montréal, élue aux élections du 3 novembre dernier.
Le maire Denis Coderre a déclaré que la lutte contre l’itinérance est une priorité, il doit maintenant le prouver, affirme Valérie Plante. En attendant, elle a entrepris de consulter les groupes de citoyens préoccupés par la montée de l’insécurité dans le quartier gai. Elle est favorable à des suggestions comme celle de mieux éclairer les parcs où rôdent des vendeurs de drogue.
Et ces vendeurs, justement, on les laisse courir sans les inquiéter ? Une simple promenade dans le Village suffit pour identifier les endroits où se vend la drogue, même en plein jour. « Non, on ne tolère pas les vendeurs de drogue. On a fait des opérations, mais d’autres ont pris leur place », dit Vincent Richer, le commandant du poste de police 22.
Des citoyens comme Ghislain Rousseau, commerçant du quartier, réclament une présence policière plus musclée. « Il faudrait que la police n’ait aucune tolérance, même pour les petits délits. On a trop toléré de méfaits », déplore-t-il.
Encore faut-il s’attaquer aux bonnes cibles. Arrêter les criminels, et non les « marginaux » ou les itinérants. De l’avis général, la police et les services sociaux collaborent bien pour éviter de « judiciariser » les marginaux. Le but : éviter qu’un itinérant écope de dizaines de contraventions pour flânage dans les parcs ou dans le métro, par exemple.
« Les citoyens ont souvent peur des personnes itinérantes, mais ces gens-là ne sont pas plus violents que le reste de la société », dit Sophie Auger, de Spectre de rue.
Des drogues néfastes
Serge Lareau comprend l’insécurité des résidants du Village. Mais il ne la partage pas. Ce « vieux de la vieille », comme il dit, dirige le groupe communautaire et le journal L’Itinéraire, produit et distribué par des gens de la rue. Sa bande de journalistes et de travailleurs marginaux s’en sort admirablement bien, mais il dit voir de la grosse misère dans le quartier.
« On voit plus de gens drogués, de plus en plus maganés. Il y a beaucoup de drogue, des pilules pas chères, à 5 $ ou 10 $ chacune. On n’a aucune espèce d’idée de ce qu’il y a dans ces pilules-là, mais je peux vous dire que les gens sont intoxiqués. On a plus de misère à les traiter. Ils ne dégrisent pas et font des psychoses », dit Serge Lareau.
Il habite et travaille dans le Village depuis une vingtaine d’années. Certains leaders de la communauté ont envisagé de quitter le quartier. Pas lui. Il se sent en sécurité dans le Village. Chez lui. Malgré les vendeurs de drogue qui rôdent autour des trois stations de métro du quartier. Malgré les agressions. Malgré l’homophobie qui frappe de temps en temps, ici comme ailleurs.
« Le quartier a l’air plus épeurant, mais est-il réellement plus violent ? Je ne le sais pas », dit-il.