La grille des tordus

La première grille publiée dans Le Devoir, en 1953
Photo: - Archives Le Devoir La première grille publiée dans Le Devoir, en 1953

Ceux-là savent. Forcément, il entre dans leurs us de côtoyer les vocables singuliers. Ils savent que l’aï ne boit pas d’Ay, et que ce n’est pas par paresse. Dans leur jardin secret, ils cultivent soigneusement l’if. Souvent, ils enfourchent leur bi pour aller voir du nô ou jouent au go, un passe-temps très in. Ils font de la navigation de plaisance sur l’Ob (qui n’est certainement pas un ru), l’Aa et le Pô. Ils n’ont jamais perdu l’ut de leur clarinette. Ils visitent Ré et Ur à défaut de pouvoir se rendre à Mu. Ils sont au courant que l’antimoine ne désigne pas un opposant aux copistes et qu’il répond au diminutif inattendu de Sb. Et si quelqu’un ne pige goutte à leur étrange univers, leur réponse est toute prête : na !

 

Ils ne se connaissent pas nécessairement, mais ils pourraient se parler en langage codé et se comprendre dès leur première rencontre. Ils utiliseraient des termes qui en apparence ne servent à rien, sinon à remplir des cases en route vers la satisfaction momentanée d’occuper l’ensemble d’un territoire parsemé d’embûches et de pièges où on s’amuse à tourner la langue bien plus que sept fois. Ceux-là savent qu’à l’instar des destins, des regards et des grands esprits, les mots finissent tôt ou tard par se croiser.

 

Et ceux-là, les cruciverbistes, ont de quoi célébrer en ce samedi puisque les mots croisés ont exactement 100 ans, et plus de dents que jamais. Le 21 décembre 1913, Arthur Wynne, le responsable de la section des jeux au journal New York World qu’avait notamment dirigé Joseph Pulitzer, eut en effet l’idée de publier une grille en forme de losange, sans cases noires, assortie de définitions et de synonymes permettant de la remplir à l’horizontale et à la verticale, baptisée « Word-Cross Puzzle ». Dans trois cases du haut était écrit un simple petit mot destiné à aider le lecteur à amorcer sa résolution du problème : fun. Wynne ne se doutait probablement pas que sa trouvaille allait gagner la planète et qu’un siècle plus tard, le plaisir — certes accompagné de grattements de tête et de soupirs — serait toujours au rendez-vous.

 

Bien que le World reçût plusieurs messages d’encouragement qui l’amenèrent à présenter sur une base régulière ce qui allait bientôt devenir un « crossword », la masse des adeptes fut au commencement limitée. Elle grandit au fil du temps, et de nombreuses publications se mirent de la partie en proposant diverses formes et tailles de grilles, ce qui n’empêcha pas la discipline d’essuyer de sévères critiques, comme celle du New York Times qui en 1924 évoquait un exercice « futile » et « primitif » et une « perte de temps honteuse ».

 

L’explosion

 

C’est cette même année 1924 que survint l’explosion. Les mots croisés dans les journaux rejoignirent la Grande-Bretagne, et la première grille en français parut dans l’hebdomadaire parisien Dimanche illustré, mais la croissance foudroyante de la popularité de la chose allait être provoquée par deux jeunes New-Yorkais fraîchement diplômés de l’Université Columbia. Selon la petite histoire, Richard Simon et Lincoln « Max » Schuster entretenaient le projet de créer une maison d’édition lorsqu’une tante de Simon fervente cruciverbiste s’enquit de la possibilité de se procurer un recueil. Simon ne tarda pas à constater que cela n’existait pas, et Schuster et lui conclurent une entente avec le World. Ainsi un banal assemblage de mots croisés vendu avec un crayon à mine attaché allait-il devenir le premier livre publié par Simon Schuster : 400 000 exemplaires écoulés en un an, et un géant de l’édition était né.

 

Le Devoir, pour sa part, a proposé sa toute première grille, une 12 x 12, le 2 décembre 1953. (Voir plus haut. La solution, écrite à la main à l’époque (!), est disponible plus bas)

 

Avec le temps, les types de mots croisés se sont diversifiés et, dans plusieurs cas, les définitions ont gagné en subtilité afin de compliquer l’exercice. Le plaisir de brouiller les pistes — et le désir perpétuel d’avoir le moins de cases noires possible — peut d’ailleurs être au coeur du travail du concepteur. « Il ne faut pas aller trop loin, prévient le verbicruciste Michel Hannequart, qui passe l’essentiel de sa vie dans les grilles, mais j’essaie de surprendre. »

 

Le sens caché, le troisième degré, le calembour fin passionnent encore les amateurs de creusage de caboche. De manière célèbre, Maurice Hannequart avait en 1980, vers la fin du premier mandat au pouvoir du Parti québécois, donné comme définition « Reporter au pouvoir » dans la grille de L’actualité. La réponse était « René Lévesque », et bien des lecteurs s’étaient offusqués que le magazine prenne si ouvertement (ou sournoisement, c’est selon) position. Mais il fallait entendre « reporter » non comme un verbe, mais comme un nom, et Lévesque, bien sûr, était journaliste de profession. C’est d’ailleurs l’une des beautés des mots croisés : il faut constamment porter attention et ils ne peuvent jamais, jamais, être lus en diagonale.

 

 



 

Consultez la solution de ce mots croisés en cliquant ici.

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