Dialogues de sourds

Mardi dernier, lors d’une cérémonie à la mémoire de Nelson Mandela, une personne prétendant être un interprète en langue des signes a livré un message incompréhensible à la communauté sourde. L’incident a fait le tour du monde, mettant en lumière la pénurie et le manque de formation des interprètes en langue des signes, même ici au Québec.
L’an dernier, la députée libérale Marguerite Blais, très sensible à la condition des personnes sourdes, a voulu faire interpréter ses voeux du temps des Fêtes en langue des signes du Québec (LSQ). L’interprète, embauché par l’Assemblée nationale, n’avait qu’une connaissance très limitée de la langue des signes. Résultat : le message était incompréhensible, voire loufoque. Lorsque la députée disait que les personnes âgées étaient trop souvent laissées à elles-mêmes, l’interprète signait « vieux souvent seul plaisir ». Lorsque Mme Blais disait qu’elle se battait pour faire interpréter la période de questions de l’Assemblée nationale en LSQ, l’interprète faisait des signes qui ressemblaient à « Assemblée nationale », mais qui pouvaient aussi être interprétés comme « pénétration par un pénis ». L’interprète, un guide de l’Assemblée nationale qui connaissait quelques rudiments de langue des signes du Québec, n’était pas de mauvaise foi. Mais il n’avait pas la compétence nécessaire pour agir comme interprète dans une langue qu’il ne maîtrisait pas.
Et le phénomène n’est pas rare.
En fait, plusieurs personnes sourdes ont profité de l’intérêt suscité par l’incident d’Afrique du Sud pour dénoncer la pénurie et la piètre qualité des interprètes en LSQ, voire des professeurs qui doivent enseigner le français écrit aux sourds en langue des signes. Elles font d’ailleurs circuler une pétition sur ce sujet qui sera déposée en 2014 à l’Assemblée nationale du Québec par Françoise David.
Maîtrise inégale de la langue
Car la langue des signes du Québec est une langue à part entière. Elle compte plusieurs milliers de signes, dit Suzanne Villeneuve, interprète en LSQ qui enseigne au programme de certificat en interprétation visuelle de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le seul programme officiel de formation d’interprète en LSQ au Québec. Ce programme existe, donc, mais il n’est pas un prérequis pour les interprètes employés par les services d’interprétation visuelle et tactile du Québec (SIVET).
Les entreprises demandent plutôt aux interprètes de détenir un diplôme d’études collégiales dans n’importe quel domaine, ainsi que d’avoir une certaine connaissance de la langue des signes du Québec. Pour sa part, la formation stricte en LSQ, qui ne couvre pas la traduction, n’offre aucune notion de grammaire, comme en témoigne Marie-Pierre Viel, conseillère pédagogique à l’école Gadbois, qui accueille des enfants sourds à Montréal. « La formation en LSQ, c’est juste du vocabulaire, les personnes sourdes sont souvent profondément frustrées de cette situation, dit-elle. Souvent, c’est en côtoyant des personnes sourdes que les gens en viennent à la maîtrise de la langue des signes du Québec. » Un an, c’est effectivement très peu pour devenir interprète dans une langue aussi complexe que n’importe quelle autre.
Cette situation fait en sorte que la qualité des interprètes et des enseignants en LSQ varie énormément.
« J’ai remarqué, quand je suis allée au cégep et à l’université, que les interprètes sont particulièrement faibles au niveau de la perception des signes. Ils ne comprennent parfois rien ! Par exemple, quand je voulais poser une question, l’interprète devenait très nerveux, il faisait des erreurs en parlant et le sens différait de ce que je voulais dire. C’est arrivé très, très souvent ! » raconte une participante à une enquête sur les services d’interprétation menée par le groupe de recherche sur la LSQ et sur le bilinguisme sourd de l’UQAM, à laquelle Suzanne Villeneuve a participé.
En milieu scolaire, Mme Villeneuve signale aussi que certains interprètes, qui n’ont pas suivi la formation éthique prodiguée dans le cadre du certificat de l’UQAM, n’offrent pas un service adéquat aux enfants en formation. Dans ces cas, « l’interprète risque d’avoir un impact négatif sur l’élève », dit-elle. Il arrive par exemple que des interprètes donnent toutes les réponses aux enfants plutôt que de les faire travailler. L’année suivante, certains élèves doivent faire face à une chute vertigineuse de leurs notes…
Or, il n’y a que 263 interprètes en langue des signes au Québec, dont 140 qui travaillent en milieu scolaire, pour desservir une population de quelque 5000 personnes sourdes dont la langue d’usage est la LSQ, pour reprendre les données de Suzanne Villeneuve.
Dans la vie courante, les personnes sourdes n’ont pas accès à un interprète, à moins de le payer de leur poche. Difficile, alors, d’appeler le 9-1-1, d’aller au théâtre, d’aller à une conférence, de participer au CA d’un organisme communautaire, ou encore d’aller à un souper de Noël d’employés de bureau, explique Véronique Leduc, doctorante en communications à l’université de Montréal et administratrice de la Maison des femmes sourdes de Montréal.
Autre particularité du monde des langues des signes, elles varient énormément d’un pays à l’autre. La LSQ est différente de la langue des signes de France (LSF). En fait, elle s’apparente davantage à la langue des signes américains (American Sign Language, ou ASL), ce qui s’explique par des raisons de proximité. La langue des signes britanniques est complètement différente de l’américaine. « Il existe 200 langues de signes dans le monde », dit Mme Leduc.
***
NDLR: Une modification a été apportée à ce texte après la mise en ligne.