Intersection des oppressions - Le mouvement féministe peut lui aussi reproduire des inégalités
Hélène Roulot-Ganzmann
Collaboration spéciale

Ce texte fait partie du cahier spécial États généraux du féminisme
Plusieurs statistiques commencent à être bien connues. Les femmes gagnent en moyenne 75 % du salaire des hommes même si elles représentent 58 % des étudiants dans les universités. Les femmes retraitées obtiennent 59 % des revenus des hommes et représentent 81 % des victimes de violence conjugale. Mais ces chiffres ne disent pas tout sur les femmes et sur les réalités très complexes et très diverses qu’elles vivent au quotidien. D’où ce nouveau paradigme qui tend à traverser le mouvement féministe, celui de l’intersection des oppressions.« Pour bien comprendre ce concept de l’intersection des oppressions, même si je préfère pour ma part parler de l’intersection des rapports de pouvoir, regardons le débat aux États-Unis lorsqu’à la primaire démocrate se sont présentés Barack Obama et Hillary Clinton, explique Sirma Bilge, professeure de sociologie à l’Université de Montréal. On nous disait : “ Si vous êtes noir, vous devez soutenir Obama, et si vous êtes une femme, Clinton. ” Mais que fait la femme noire ? C’est ça, l’intersection des oppressions, et on voit bien que ce n’est pas gagné… même si le débat est plus avancé dans le milieu
anglophone. »
Ainsi, lutter contre la pauvreté, le racisme et l’hétérosexisme devient un enjeu féministe. La femme n’est plus un sujet universel, mais la diversité des réalités vécues par les femmes est désormais prise en compte. Il ne s’agit pas non plus d’une approche où on examine seulement les inégalités entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les femmes elles-mêmes. Où on admet également que le mouvement féministe peut lui aussi reproduire des inégalités entre les femmes et en générer.
« Nous devons regarder qui prend la parole dans le mouvement féministe, explique Geneviève Pagé, participante à la table de travail Égalité, organisée par la Fédération des femmes du Québec (FFQ), et professeure à la Faculté de sciences politiques de l’UQAM. Quelles sont celles qui nous représentent, quelles sont les femmes qui ont la possibilité de faire passer leur cause en priorité ? Avec l’intersectionnalité, nous devons pouvoir mener les mêmes luttes, mais dans une perspective où toutes les disparités sont incluses. »
« L’intersectionnalité est aussi un outil pour remettre en question certains privilèges et les confronter, ajoute Sirma Bilge. Regardons toutes ces femmes qui se proposent de défendre la Charte des valeurs au nom du féminisme. Si on veut bien mettre des lunettes intersectionnelles, il faut se demander au nom de qui ces personnes prennent la parole ? Au nom de quelles femmes ? Les femmes blanches, Québécoises de souche, appartenant à la classe moyenne ? »
À qui appartient ce corps?
La lutte pour le contrôle du corps des femmes est une des grandes thématiques féministes à l’intérieur desquelles les enjeux peuvent être très différents, voire contraires, d’un groupe à l’autre.
« À un moment, nous nous sommes focalisées sur le droit à l’accès à l’avortement, mais ce n’est qu’une des façons via lesquelles les femmes se font dire comment gérer leur corps et leur reproduction, estime Geneviève Pagé. Il y en a bien d’autres, et notamment de nombreux préjugés. Lorsqu’on dit des femmes qui ont beaucoup d’enfants et qui sont issues d’un milieu défavorisé qu’elles les font pour toucher l’aide sociale, c’est une discrimination. Lorsqu’on retire leurs enfants aux femmes amérindiennes pour les envoyer dans des pensionnats, c’est une autre forme de contrôle sur la reproduction. »
« C’est certain que l’accès à l’avortement est toujours menacé au Canada et que c’est une lutte que le mouvement féministe doit continuer à mener, estime Mona Greenbaum, directrice générale de la Coalition des familles homoparentales. Mais, sur ce sujet de la reproduction des femmes, ce qui nous touche particulièrement, nous, les lesbiennes, mais aussi les femmes handicapées d’ailleurs, c’est l’accès à la parentalité. C’est un dossier très important, parce que les gens, dans le fond, ne veulent pas que nous fassions des enfants. Et les femmes dans leur ensemble, même au sein du mouvement féministe, ne sont pas conscientes des différents enjeux qui touchent les différentes sous-communautés. »
Canada et Québec
Une sensibilisation plus avancée dans le monde anglophone, à en croire Sirma Bilge. Selon elle, ce courant de l’intersectionnalité rencontrerait des résistances au Québec, car il serait vécu comme une forme de néocolonialisme anglo-saxon.
« Je travaille sur cette question depuis 2003 et, à cette époque, mon intérêt pour la chose était considéré comme suspect dans le milieu universitaire, affirme-t-elle. En fait, le mouvement québécois a commencé à faire sien ce courant lorsque les féministes françaises l’ont adopté. La conséquence de cela, c’est que le monde anglophone est bien plus avancé en la matière. Il serait complètement inconcevable de tenir les propos qui ont été tenus la semaine dernière à la radio concernant le port du voile islamique ailleurs au Canada. »
Mais, si l’intersectionnalité a eu du mal à s’implanter ici, c’est aussi par crainte de voir le mouvement féministe se diviser. Ce à quoi Geneviève Pagé répond que c’est plutôt lorsqu’on marginalise certaines revendications qu’on divise le mouvement.
« Tant que toutes les femmes ne seront pas libres, le mouvement féministe aura sa raison d’être, explique-t-elle. Et il est d’ailleurs faux de croire que certains groupes aient atteint l’égalité. Certaines femmes ont des privilèges qui leur permettent d’amoindrir les effets de l’iniquité. C’est le cas de celles qui peuvent déléguer le travail domestique… à une autre femme, en payant pour ça. Mais ça reste de leur responsabilité dans le foyer. Quel que soit le groupe auquel on appartient, les tâches ménagères restent aujourd’hui dans la cour des femmes. »
Collaboratrice
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L’HOMOPARENTALITÉ, DERNIER BASTION DE L'HOMOPHOBIE
« On sait que les femmes sont plus pauvres que les hommes, explique Mona Greenbaum, et que les femmes touchent un salaire moindre que les hommes pour le même travail. Alors, si vous avez deux femmes dans un couple, forcément, ça multiplie les conséquences. »
Ainsi, les lesbiennes s’exposent dans leur travail non seulement à la discrimination envers les femmes, mais aussi en raison de leur orientation sexuelle, dans un milieu encore très machiste où il ne ferait pas bon de s’écarter des normes de féminité.
« Ailleurs aussi, précise-t-elle. Nous vivons dans une société hétérosexiste. Le problème majeur des lesbiennes, c’est leur invisibilité. Quand elles vont chez le médecin, l’une des premières questions auxquelles elles font face, c’est sur le moyen de contraception qu’elles utilisent. Le système de santé assume que tout le monde est hétérosexuel. Pour celles qui ont de la difficulté avec leur orientation, ça devient alors difficile de répondre ouvertement », raconte celle qui, lorsqu’elle avait des problèmes de menstruation, s’est vu proposer une ablation de l’utérus, puisqu’il ne lui servirait à rien… Elle a par la suite eu deux enfants.
« L’homoparentalité est le dernier bastion de l’homophobie, estime-t-elle. Aujourd’hui, il est plutôt bien admis en Occident que deux femmes ou deux hommes vivent ensemble… mais, lorsqu’il s’agit d’avoir des enfants, ça se complique. Les gais sont alors vus comme des pédophiles et les lesbiennes vont forcément manquer d’autorité… Il y a pourtant des études qui prouvent le contraire, et cela, depuis les années 70 ! »
De ce point de vue, Mona Greenbaum assure que le mouvement féministe québécois a fait siennes leurs revendications ces dernières années, notamment pour que les couples lesbiens aient accès au mariage et aux cliniques de fertilité.
« Il y a encore du chemin à parcourir pour que le mouvement soit encore plus inclusif et qu’il tienne vraiment compte de toutes les réalités, dans tous les dossiers qu’il porte, note-t-elle. Mais nous sommes sur la bonne voie. »
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