Intersexualité - Fille, garçon ou «sexe indéterminé»?

«Ce qui doit être protégé, c’est la liberté d’une personne de choisir ce qu’elle veut faire de son corps », tranche Janik Bastien-Charlebois, elle-même intersexuée.
Photo: - Le Devoir «Ce qui doit être protégé, c’est la liberté d’une personne de choisir ce qu’elle veut faire de son corps », tranche Janik Bastien-Charlebois, elle-même intersexuée.

Un bébé naît. Fille, garçon ou… sexe indéterminé ? Pour 1 à 4 % des naissances, le sexe de l’enfant est carrément flou, la physiologie ne s’arrimant pas au code génétique ou étant incomplète ou incongrue. Incursion sur l’intersexualité.
 

 

Méconnu, invisible et tabou, le phénomène de l’intersexualité fait bouger certains pays. Comme l’Allemagne, qui répondra dès novembre à cette réalité du sexe incertain en permettant aux parents de cocher sur l’acte de naissance une case autre que « féminin » ou « masculin », en accord avec l’ambiguïté du sexe de leur bébé.

 

Il s’agit d’une avancée pour certains, car cela permet de lutter contre une tendance à pratiquer des chirurgies correctives dès la naissance, en optant pour un sexe ou l’autre, sans que l’enfant soit mêlé à la décision. Mais les militants « intersexués », dont le corps ne correspond pas à la définition habituelle de l’homme et de la femme, réclament la protection de leur statut et la fin des traitements médicaux chirurgicaux et hormonaux, qu’ils qualifient d’« esthétiques », sur les enfants.

 

Intersexualité ? Cette expression moderne a remplacé le terme hermaphrodisme, issu de la mythologie grecque, qui désignait les personnes qui naissent avec des caractéristiques sexuelles physiques aux frontières du féminin et du masculin. Le corps médical moderne a lui aussi nommé les multiples conditions génétiques, hormonales ou anatomiques qui peuvent entraîner l’une ou l’autre forme d’intersexualité.

 

Les intersexués ne portent pas toujours des caractéristiques anatomiques des deux sexes. Plusieurs se définissent comme hommes ou femmes à part entière. D’autres comme « neutres » ou comme « queers ». Et toutes les nuances possibles d’un bout à l’autre du spectre, s’inscrivant à contre-courant des stéréotypes du « vrai » homme et de la « vraie » femme.

 

Des revendications ignorées

 

Le nouveau règlement allemand stipule que « si l’enfant ne peut être assigné ni au sexe féminin, ni au sexe masculin, alors l’enfant doit être inscrit au registre des naissances sans spécifier le sexe ».

 

Malgré une certaine évolution du traitement médical au cours des dernières années, des groupes militants estiment que la réponse de l’Allemagne à leurs demandes n’est pas la bonne. « L’Allemagne est complètement passée à côté de nos revendications. Ce qui doit être protégé, c’est la liberté d’une personne de choisir ce qu’elle veut faire de son corps », tranche Janik Bastien-Charlebois, elle-même intersexuée.« Elle risque de vulnérabiliser les enfants intersexués plutôt que de les aider. On impose un non-genre aux enfants dont le sexe est considéré comme ambigu par les médecins, sans reconnaissance ni protection civile de ce statut », dit la militante de l’Organisation internationale intersexe - Francophonie (OII).

 

La professeure de sociologie à l’UQAM a elle-même « échappé » aux chirurgies précoces, menées dans l’enfance pour « normaliser » le corps des personnes intersexuées. « Il arrive qu’il y ait de véritables problèmes médicaux à traiter. C’est rare. Mais tout ce qui est cosmétique, construire un sexe conforme ? Laissez les enfants décider quand ils sont en âge de le faire », demande Mme Bastien-Charlebois.

 

Elle est passée sous le bistouri à 17 ans, de son propre chef. Une décision qui lui laisse aujourd’hui un goût amer. « J’ai grandi avec ces visites régulières chez le médecin où on me palpait. Au fil du temps, j’ai intégré le sentiment que quelque chose clochait. Le tout couplé au fait qu’on ne parle jamais de la diversité des corps sexués dans notre société. À dix-sept ans, on m’a avertie que si j’attendais ma majorité, l’opération ne serait plus gratuite. Tout ça a contribué à ma décision », raconte-t-elle. « Subsiste le sentiment d’un certain acharnement. En quoi ça posait problème que mon corps soit différent ? Le seul problème était social. On grandit avec un certain confort avec notre corps. C’est le regard médical qui amène une autre lecture. »

 

Aux États-Unis, la Cour fédérale a jugé cet été pour la première fois dans l’histoire que les droits d’un enfant, M. C., avaient été violés par une opération subie dans la petite enfance, ce qui pourrait bel et bien être inconstitutionnel. Le juge a autorisé du même coup la poursuite à suivre son cours judiciaire. M. C était sous la protection des services sociaux. Il avait 16 mois lorsqu’on lui a retiré un pénis et un testicule jugés « superflus » pour le « normaliser » en fille. Aujourd’hui âgé de 8 ans, M. C. vit sa vie en petit garçon. Ce sont ses parents adoptifs, Mark et Pam Crawford, qui ont intenté des poursuites judiciaires.

 

Invisible et tabou

 

L’intersexualité est pratiquement invisible. Les chiffres publiés dans les études, peu nombreuses, oscillent entre moins de 1 % et 4 % des naissances. Très peu d’intersexués acceptent de s’exprimer publiquement. « Ça m’a pris des années avant de m’impliquer, relate Mme Bastien-Charlebois. C’est dur de ne pas prêter flanc au voyeurisme, mais si personne ne prend la parole, on reste des idées abstraites, on agit pour nous, sans nous ».

 

Le modèle australien plaît davantage aux militants que l’allemand. En juin dernier, l’Australie est devenue le premier pays dans le monde à protéger formellement les personnes intersexuées dans sa loi contre la discrimination. Le Sex Discrimination Amendment Bill a été entériné par les deux Chambres du Parlement australien. Au même titre que la discrimination basée sur le genre ou l’orientation sexuelle, la discrimination basée sur le statut intersexué d’une personne devient inacceptable aux yeux de la loi. « Ça ne signifie pas que les pratiques médicales que nous dénonçons vont cesser du jour au lendemain, mais ça fait une poignée », juge Mme Bastien-Charlebois.

 

Le combat des personnes intersexuées est une lutte féministe aux yeux de plusieurs. La biologiste américaine Anne Fausto-Sterling a jeté tout un pavé dans la mare, dans les années 1990, en déclarant à la défense des personnes intersexuées que l’espèce humaine comptait non pas deux sexes, le masculin et le féminin, mais bien… cinq (The Five Sexes : Why male and female are not enough).

 

« Je ne crois pas vraiment à un nombre précis », explique aujourd’hui cette professeure à la Brown University, au Rhode Island. « Je voulais attirer l’attention sur la problématique sur un ton ironique. Mais plusieurs ont pris ma proposition au pied de la lettre ! »

 

Pour la biologiste féministe, la réalité des personnes intersexuées fut une révélation. « Les féministes dénonçaient la construction du genre social qui perpétue les inégalités. Eh bien, dans le cas des intersexués, la construction est littérale, on refait le corps des enfants pour des raisons sociales ! », dénonce-t-elle.

 

Voit-elle une évolution des consciences, vingt ans après la signature de son manifeste ? « Il y a certainement des fissures dans l’édifice des deux genres, dit-elle. Concernant les intersexués, la communauté médicale bouge, mais de manière inégale et très lentement. Au moins, Internet permet aujourd’hui aux parents confrontés à ces choix de se renseigner. »

 

Mme Fausto-Sterling accueille avec un certain enthousiasme l’initiative allemande. « Tout ce qui introduit une certaine flexibilité dans le système est une avancée. Pressés de remplir les formulaires pour l’acte de naissance, les parents et les médecins pourraient prendre des décisions trop rapidement. Se tromper. »

 

Une voix unie ?

 

Mais des organisations médicales mettent en doute la représentativité des militants des organisations intersexes. Parlent-ils pour le plus grand nombre ? Une des rares études sur le sujet, publiée en 2004, conclut que la majorité est satisfaite du sexe assigné dans l’enfance et du traitement médical et désapprouve l’idée de reporter les interventions à l’âge adulte. Reste que 15 % estiment s’être fait imposer le mauvais sexe et que le tiers reste insatisfait de sa fonction sexuelle. Les auteurs eux-mêmes, des médecins de la clinique d’endocrinologie pédiatrique Johns Hopkins, reconnaissent que leur échantillon de 72 personnes ne permet pas de généraliser. Plusieurs anciens patients ont refusé de participer à l’étude.

 

D’autres chercheurs en appellent à un suivi systématique et à long terme des enfants intersexués, dont le destin échappe aux statistiques.

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