Dehors, la vie d’artiste?

Depuis vingt ans, Réal Lauzon construit, année après année, des machines étranges dans son loft du 2019, Moreau, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Un mélange d’outils, de jouets, d’oeuvres d’art, de fragiles échafaudages de bois minutieusement ouvragé, qu’il expose périodiquement dans différents lieux de la ville. Quelques portes plus loin, la jeune Justine Desranleau-Dandurand a soudé des sculptures formées de matières récupérées : clous soudés montés de photographies d’inconnus, outils de métal jouxtés à des cadavres d’oiseaux embaumés.
« Ce sont des oiseaux qu’elle a trouvés ou que des gens lui ont donnés. Moi, je lui ai donné la perruche, et j’ai gardé quelques plumes », dit sa voisine Mylène Guay, artiste en art visuel, qui fait aussi partie d’un théâtre de marionnettes, l’Infâme Puppet Crew, qui s’est fait connaître lors du lancement de l’album du groupe Les Sofilanthropes, d’un autre voisin, Guillaume Moro. Guillaume est lui-même colocataire d’Alexis Aubin, photographe, qui prépare un documentaire photo sur l’éviction du 2019, Moreau.
Tout ce beau monde fait en effet partie de la faune bigarrée de l’édifice Moreau, qui, dans un lointain passé, a abrité l’usine de fabrication de sous-vêtements Grover.
Réal Lauzon s’apprête à quitter le 2019, Moreau, Justine aussi, comme Mylène, Guillaume et Alexis. Car tout ce monde, un réseau tissé serré d’artistes partageant souvent les mêmes projets, a été sommé par le propriétaire des lieux, Vito Papasodaro, de vider les lieux d’ici le 3 septembre. La Ville de Montréal les a également avertis que cet édifice, par ailleurs zoné industriel, ne pouvait plus être occupé sur un mode résidentiel.
Il faut dire que l’édifice Moreau n’a pratiquement pas été entretenu depuis une décennie. Un monte-charge n’a plus de freins. Une sortie de secours a été cadenassée, le réseau d’alarmes est déficient, le système de gicleurs industriel n’est pas adapté. Sans parler de systèmes d’électricité et de plomberie inadéquats pour desservir un immeuble résidentiel, comme le note Jonathan Aspireault-Massé, coordonnateur au Comité BAILS-Hochelaga-Maisonneuve, qui s’occupe du dossier. D’autres rapportent que l’entrée de l’édifice, dont la porte ne ferme pas toujours à clé, servait parfois de refuge aux consommateurs de crack ou aux prostituées.
Pas un squat
Les habitants des 38 lofts de l’édifice Moreau, qui sont à 75 % des artistes, ne sont pourtant pas des squatters. Le prix des lofts, quoique variable, tourne autour de 1000 $ par mois. Mais ces lofts offrent aux artistes un espace exceptionnel, et une communauté artistique formidable pour se développer. Une communauté qui se disloquera avec l’éviction du 3 septembre prochain.
C’est là par exemple que Martin Jalbert, artiste en art visuel qui conçoit aussi des luminaires sur mesure, a rencontré son voisin, Kazuya Sase, un couturier avec qui il a conçu un luminaire en LED torsadé pour l’agence Tuxedo. Dans l’appartement de Martin, à côté de la machine à coudre de Kazuya, est posé un soulier transparent, qu’ils ont aussi conçu ensemble. « Kazuya a eu beaucoup d’influence sur ma création », dit Martin Jalbert. Le principe de proximité, dit-il, permet la réalisation de choses exceptionnelles. « Mais la Ville de Montréal n’est pas prête à aller dans ce sens-là, à laisser un immeuble aux soins de ceux qui l’habitent. »
Collaboration créative
L’immeuble a la particularité d’abriter à la fois des artistes professionnels, semi-professionnels ou débutants. Un mélange créateur qui favorise l’émergence de nouvelles idées.
« Je ne compte plus les projets artistiques qui se sont amorcés sur le thème : “ça coule chez nous”, par exemple », poursuit Mylène. Éliane Bonin, artiste de cirque, qui joue avec l’air et le feu, a compté sur ses colocataires pour monter le chapiteau et faire la cuisine pour le carnaval de cirque Carmagnole, qui se tiendra le 31 août à Saint-Jean-sur-Richelieu. Et son loft servait à ce jour d’entrepôt au cirque.
« Les artistes ne peuvent pas se permettre de payer deux loyers, un pour vivre et un pour travailler », constate Robert Desautels, artiste peintre qui habite aussi l’édifice depuis plusieurs années. « Moi, je dois vivre dans mon atelier. Voir mes toiles quand je me lève le matin », dit-il.
Le 1er septembre prochain, le Comité BAILS d’Hochelaga-Maisonneuve organisera une occupation sur le terrain adjacent à l’immeuble Moreau, qui appartient à Vito Papasodaro. Ce que le comité souhaite, c’est éventuellement obtenir la conversion de ces espaces en coopérative d’habitation. Mais pour ce faire, l’édifice devrait sans doute subir des rénovations de fond en comble. Un combat, s’il se tient, qui pourrait se prolonger sur plusieurs années.