Aux sources de la laïcité

Paris — « Avez-vous remarqué qu’il n’y a plus de débat sur le voile islamique en France ? C’est une affaire réglée ! » Alors que le turban au soccer déchire la société québécoise et que les fêtes juives font irruption jusque dans le choix de la date des élections, ces débats semblent largement apaisés en France. Tout cela depuis l’adoption de la loi de 2004 qui a interdit le port de signes religieux à l’école. Les opposants avaient pourtant annoncé la guerre civile, la multiplication des écoles privées musulmanes et des conflits de toutes sortes.
« Rien de tout cela ne s’est produit », dit Catherine Kintzler. Cette philosophe spécialiste de l’esthétique qui enseigne à l’Université de Lille s’est intéressée à la laïcité dès les premiers débats sur le port du voile à la fin des années 1980. À cette époque, la philosophe trouvait que les Français avaient tendance à brandir la laïcité à la manière d’un vieux gri-gri. « J’en avais assez de cette piété laïque. Les opposants avaient beau jeu de dire que nous pratiquions une religion laïque. J’ai donc voulu remonter aux origines. »
Si le mot « laïcité » apparaît vers 1910, dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, son idée remonte à la Révolution. Kintzler en décèle même les prémisses chez ce grand théoricien des Lumières, John Locke. C’est lui qui a posé les bases du régime de tolérance qui a particulièrement influencé les pays anglo-saxons, dit-elle.
« Dans sa Lettre sur la tolérance, Locke définit même la séparation des Églises et de l’État. Ce n’est pas la laïcité qui a inventé cette idée. Pourtant, si les penseurs de la laïcité ont rejeté Locke, c’est parce qu’il dit qu’on ne peut pas admettre les athées dans l’association politique. Pour lui, l’athée n’y a pas sa place puisqu’on ne peut pas avoir avec lui de rapport fiduciaire. Les serments, faits au nom d’une puissance transcendante, ne peuvent pas marcher. »
Si Locke n’invente pas la laïcité, il a l’intelligence d’indiquer les limites de son propre système de tolérance, dit Kintzler. « Locke admet qu’avec la non-croyance, son système ne marche plus et qu’il faut trouver autre chose. Il a compris que, si la loi est fondée sur une forme de foi, en Dieu ou en l’État, l’athée sera toujours inassimilable. Si vous inversez son raisonnement, vous trouvez donc la laïcité. Car la laïcité est structurée par la question de la non-croyance. Il a tout compris. Merci Locke ! »
Condorcet
Locke formule le problème mais ne le résout pas. Il faudra attendre Nicolas de Condorcet et la Révolution française pour affirmer que « le citoyen n’a pas à croire. Il n’a qu’à raisonner », dit Kintzler. Contrairement au régime de la tolérance, dit-elle, « la laïcité va légiférer pour tous les hommes, y compris ceux qui n’existent pas encore. Elle va embrasser dans son raisonnement toutes les religions, y compris celles qu’on ne connaît pas ».
Au lieu de jurer sur la Bible, sur le Coran ou sur son honneur, comme on le fait toujours dans les tribunaux fédéraux canadiens, dans un État laïque il suffit de dire « Je le jure ! », rien de plus. Car le magistrat laïque ne peut pas savoir sur quoi vous jurez. Il n’a d’ailleurs pas à le savoir.
Entre la tolérance de Locke et la laïcité de Condorcet, il y a donc des différences, précise la philosophe. « La pensée laïque dira que l’association politique n’a pas besoin de référence à autre chose qu’à elle-même et ne se réfère à aucune transcendance. Même le nom de Dieu sera banni du vocabulaire politique - le seul président à l’avoir prononcé en France fut Nicolas Sarkozy ! L’association laïque sera indifférente à toute religion et ne reconnaîtra aucun culte, exactement comme la justice a les yeux bandés. Alors que la tolérance fait défiler les religions (musulmans, sikhs, catholiques, etc.) et cherche des compromis entre elles, la laïcité n’est pas un défilé d’opinions. »
Deux pôles en équilibre
Si l’on voulait résumer la pensée complexe de Catherine Kintzler, on pourrait dire que la laïcité se traduit par un équilibre fragile entre deux pôles indissociables. « Ce qui participe de la puissance publique est astreint à l’abstention, à la discrétion et au respect de toutes les consciences, dit Kintzler. Il faut donc suspendre toute expression religieuse chez ses agents. Mais à quoi bon s’astreindre à cette obligation si ce n’est pas producteur de liberté ? En contrepartie et en vertu de cette abstention, dans la société civile, les manifestations religieuses sont libres et soumises au seul droit commun. »
Catherine Kintzler admet que le système de tolérance à l’anglo-saxonne fonctionne généralement plutôt bien et que les différences sont souvent minimes avec la laïcité. « Mais la tolérance a ses limites, car elle réclame un consensus. À partir du moment où une communauté décide de briser ce consensus, le régime de tolérance n’est pas bien armé pour maintenir la cohésion sociale. » N’est-ce pas ce qu’ont démontré les controverses sur le kirpan à l’école et sur la prière au conseil municipal de Saguenay ?
Raser les calvaires?
Catherine Kintzler n’a rien de ces « laïcards » qui veulent appliquer la laïcité partout et bannir la religion des lieux publics pour la repousser dans l’ordre du privé et de l’intime. « À ce compte, pourquoi ne pas raser les calvaires et débaptiser la moitié des villes françaises ? dit-elle Au contraire, si la laïcité existe, c’est pour garantir la pleine liberté d’expression religieuse. »
La seconde dérive consiste à étendre le principe de libre affichage des religions partout, y compris dans la puissance publique. C’est la laïcité « ouverte » ou « plurielle ». « Même si la laïcité “ouverte” a l’air sympa, il faut comprendre que c’est l’abstention de la puissance publique qui garantit la plus large liberté d’opinion et d’affichage. Les religions y ont tout intérêt, car cette abstention stricte les protège des ingérences de l’État. Comme elle protège l’État des religions et les religions les unes des autres. C’est pourquoi, par exemple, je me suis toujours opposée à ces professeurs qui expliquaient aux jeunes filles portant le voile que l’islam n’en faisait pas une obligation. Ce que dit la religion aux croyants ne concerne pas la puissance publique ! » Ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit pas étudier l’héritage religieux à l’école.
Mais comment Kintzler explique-t-elle l’interdiction de la burqa en France et en Belgique ? Cela n’a rien à voir avec la laïcité, réplique-t-elle. Le voile intégral a été interdit pour la seule raison qu’il représentait un masque et non pas parce que c’était un signe religieux ou d’oppression des femmes.
Enfin, pourquoi étendre la laïcité aux enfants de l’école publique qui ne sont pas des fonctionnaires ? Il s’agit en effet d’une exception, admet la philosophe. « Cette exception est unique et elle s’explique pour la seule raison qu’à l’école publique, vous avez affaire à des libertés en voie de constitution. Comme elle a pour fin la liberté et non pas la soumission à la société, l’école de la République est un lieu où l’on entre sans signe distinctif. »
Le philosophe irlandais Philip Pettit, que connaît bien Catherine Kintzler, lui a déjà glissé à l’oreille cette amusante comparaison : « Nous, les Anglo-Saxons, notre numération commence avec le chiffre 1. Puis, nous additionnons les religions. Vous, les Français, avec la laïcité, vous avez inventé le zéro… »