François sera-t-il «le pape des pauvres»?

C’est un pape au parcours unique qu’ont élu mercredi les 115 cardinaux réunis en conclave à Rome. Un jésuite discret et humble, au profil social conservateur, mais à l’engagement réel envers les pauvres — certains l’ont d’ailleurs immédiatement baptisé le « pape des pauvres » —, un homme que l’on dit capable de bâtir des ponts à une époque où l’Église en a bien besoin.
Le nom de Jorge Mario Bergoglio n’apparaissait pas sur la plupart des listes des papabili de ce conclave. Pour une raison simple : en 2005, on raconte que le cardinal argentin avait clairement signifié à ses collègues qu’il ne souhaitait pas être élu, après avoir récolté quelque 40 votes au troisième tour de scrutin. Il fut alors le principal concurrent de Joseph Ratzinger.
Archevêque de Buenos Aires, cet homme timide et à la parole rare bénéficie globalement d’un grand prestige parmi les catholiques argentins, qui apprécient sa grande disponibilité et son mode de vie dénué de toute ostentation. Car en dépit des nombreuses promotions qui ont marqué sa carrière, le cardinal de 76 ans a toujours gardé le profil bas.
Lutte contre la pauvreté
On dit, par exemple, qu’il cuisine lui-même ses repas, n’a pas de voiture et se déplace en transports en commun. Il a aussi toujours refusé de vivre dans la somptueuse résidence des archevêques de la capitale argentine, préférant un appartement modeste près de la cathédrale. Il passe ses fins de semaine dans les paroisses défavorisées, au contact des prêtres des bidonvilles.
De la lutte contre la pauvreté, il a fait un combat personnel. Pour lui, il s’agit d’une « violation des droits de l’Homme ». Très près des moins nantis de son pays (il a déjà accusé d’autres leaders de l’Église catholique d’hypocrisie en soulignant qu’ils avaient oublié que Jésus se lavait avec les lépreux et mangeait avec les prostituées), il a dénoncé l’impact du néolibéralisme et du capitalisme sauvage dans son pays, devenant ainsi une autorité morale importante en Argentine.
Politiquement, il a eu des relations difficiles avec le couple présidentiel des Kirchner, dont il a dénoncé la gouvernance autoritaire. Le grand quotidien argentin Clarin parlait mercredi d’une relation « rugueuse ». La présidente et le nouveau pape se sont notamment affrontés sur la question de l’adoption par des couples homosexuels et d’autres mesures sociales libérales promues par Cristina Kirchner.
Dans un pays encore fortement marqué par le souvenir d’une dictature sanglante (1976-1983), Jorge Bergoglio a eu à défendre le rôle joué par l’Église durant ces années et son silence à dénoncer les exactions. Plus directement, Bergoglio a été soupçonné d’avoir abandonné deux de ses confrères qui furent enlevés et torturés durant la dictature. Un des deux jésuites kidnappés en 1976 dans des quartiers pauvres où ils prêchaient la théologie de la libération a accusé le nouveau pape d’avoir ni plus ni moins livré les prêtres aux ravisseurs, en refusant de dire clairement à la dictature qu’il endossait leur pratique.
Sauf que l’histoire serait moins équivoque. Il semble ainsi que Bergoglio aurait en réalité oeuvré en coulisse pour obtenir la libération des deux jésuites en plaidant leur cause directement auprès du dictateur Jorge Videla. À son biographe, Jorge Bergoglio a aussi indiqué qu’il avait offert l’asile de l’Église à des réfugiés politiques : en toute chose, ces activités « pragmatiques » ont été menées dans le secret — l’Église appuyant officiellement la junte.
En octobre dernier, les évêques argentins ont publié des excuses collectives pour avoir failli à la tâche de protéger leurs fidèles. Mais les évêques ont blâmé aussi bien la junte militaire que la guérilla de gauche. Depuis qu’il est évêque, Bergoglio a accordé beaucoup d’attention au rétablissement de la réputation de l’Église argentine, mais le dossier demeure délicat.
Discret et orthodoxe
Très discret dans les médias — il n’a pratiquement jamais accordé d’entrevues —, Bergoglio serait un grand lecteur : des journaux, de José Luis Borges, de Dostoïevski aussi. On le dit amateur d’opéra et fidèle partisan du club de football Buenos Aires San Lorenzo.
Dans un portrait publié le 3 mars, le National Catholic Reporter parlait de Jorge Bergoglio comme d’un bâtisseur de ponts : entre le Nouveau Monde et l’ancien (l’homme ayant des racines italiennes et vivant dans la ville la plus européenne d’Amérique latine). Entre les factions plus conservatrices ou libérales de l’Église, également.
Sur le plan social, l’hebdomadaire le présentait comme un « orthodoxe inébranlable en matière de morale sexuelle, un opposant vigoureux à l’avortement, au mariage gai et à la contraception ». En même temps, notait-on, l’homme a toujours fait preuve d’une grande compassion envers les pauvres, et aussi des victimes du sida. En septembre 2012, il avait aussi critiqué les prêtres refusant de baptiser les enfants nés hors mariage, les qualifiant « d’hypocrites ».
Sergio Rubin, biographe officiel du nouveau pape, dresse un portrait nuancé de l’homme. « Est-ce que Mgr Bergoglio est un progressiste, un partisan de la théologie de la libération ? Non. Il n’est pas un “ prêtre du tiers-monde ”, comme on dit. Est-ce qu’il critique le Fonds monétaire international et le néolibéralisme ? Oui. Est-ce qu’il passe beaucoup de temps avec les pauvres ? Oui », affirme-t-il.
Famille modeste
Né le 17 décembre 1936 à Buenos Aires, le nouveau pape a vu le jour dans une famille modeste. Fils d’un employé des chemins de fer d’origine italienne, il va à l’école publique. Il achève ses études avec un diplôme de technicien en chimie. À 22 ans, il intègre la Compagnie de Jésus, où il y étudie les humanités et obtient une licence de philosophie. Après un détour par l’enseignement privé, il suit des études de théologie et est ordonné prêtre le 13 décembre 1969.
Moins de quatre ans plus tard, il est élu responsable national des jésuites argentins. Il assumera cette responsabilité pendant six ans. Pendant la dictature militaire en Argentine, Bergoglio se bat pour conserver l’unité d’un mouvement jésuite taraudé par la théologie de la libération, avec un mot d’ordre : maintenir la non-politisation de la Compagnie de Jésus.
On lui prête par ailleurs une santé fragile : il vit avec un seul poumon depuis l’âge de 20 ans. Mais à 76 ans, il se lève encore tous les matins à 4 h 30 pour entamer une journée qui se termine vers 21 h. Un horaire qui se trouvera certainement modifié par son nouveau poste...