Droit et nouvelles technologies - L’espionnage sur Facebook n’est pas recevable en cour

Les informations diffusées sur Facebook sont de caractère public, confirme le tribunal, mais pour être admissibles en cour, elles ne doivent pas avoir été obtenues de manière frauduleuse.
Photo: Agence France-Presse (photo) Manjunath Kiran Les informations diffusées sur Facebook sont de caractère public, confirme le tribunal, mais pour être admissibles en cour, elles ne doivent pas avoir été obtenues de manière frauduleuse.

Espionner n’est pas jouer et ne donne pas toujours une preuve recevable devant un tribunal. C’est en tout cas ce que vient de statuer un juge de la Commission des lésions professionnelles (CLP) dans un dossier d’indemnités pour blessures et dépression majeure retirées après quelques mois à une employée d’une entreprise alimentaire par la Commission de la santé et sécurité du travail (CSST). Problème : l’employeur a cherché à démontrer son aptitude au travail en entrant dans sa vie privée par l’entremise d’un faux compte Facebook. Un subterfuge qui porte une atteinte « grossière » aux libertés civiles et « déconsidère l’administration de la justice », estime la CLP.

« C’est une décision rare qui mérite d’être soulignée puisqu’elle vient interroger l’admissibilité généralisée des technologies par les juges en ce moment », a résumé mardi le spécialiste en droit des technologies Vincent Gautrais, du Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. « Ils semblent en effet souvent éblouis par la lumière de ces nouveaux outils. Or une petite gêne devrait s’imposer devant les preuves amassées en passant par les réseaux sociaux, surtout quand cela ne répond pas aux bons vieux principes de respect de la vie privée. »

 

Un faux compte


Dans son jugement rendu le 28 novembre dernier, le juge Norman Tremblay, de la CLP, infirme donc une décision de la CSST qui, en août 2011, a mis un terme aux indemnités versées à Kristina Campeau pour lésions professionnelles. Il est question ici d’une entorse lombaire, d’une hernie discale et également d’un état de dépression majeure induit par ces problèmes de santé. L’employeur, la compagnie Services alimentaires Delta Dailyfood, entreprise de Rigaud qui fabrique des plats surgelés et frais, entre autres pour des compagnies aériennes, avait alors utilisé des extraits du compte Facebook de son employée pour la mettre en contradiction avec sa demande d’indemnités. En gros.


Or, pour arriver à cette fin et obtenir ces extraits, l’entreprise a reconnu devant le tribunal avoir usé de tromperie. Comment ? En créant un faux compte Facebook façonné spécialement pour attirer l’attention de la travailleuse dans l’espoir avoué de devenir « ami » avec elle dans le monde numérique. Créé au nom de Veronica Miles, fausse employée du Cirque du Soleil, selon son profil, le leurre mettait en avant des passions et une histoire universitaire communes avec l’employée en congé de maladie. Il a permis d’accéder à l’ensemble de son dossier Facebook.


Pour la CLP, cette preuve « a été obtenue de manière frauduleuse ». La démarche constitue même « une atteinte grossière aux libertés garanties par la Charte québécoise ». Admettre en cour ces extraits d’un profil Facebook, ainsi récoltés en ligne, aurait pour effet « de déconsidérer l’administration de la justice », ajoute le tribunal, qui du coup infirme la décision de la CSST et donne raison à Mme Campeau sur toute la ligne dans sa demande d’indemnisations pour lésions professionnelles.


Informations publiques


Dans sa décision, le juge Tremblay valide toutefois le caractère public des informations diffusées par des citoyens sur Facebook. La chose « semble faire l’unanimité tant dans la jurisprudence que dans la doctrine », écrit-il. Il sanctionne seulement le chemin détourné qui a permis à l’employeur dans ce cas d’y avoir accès et reconnaît que si ces renseignements personnels avaient été récoltés légalement et à visage découvert, la preuve n’aurait alors pas constitué « une atteinte à la vie privée ».


Pour M. Gautrais, cette décision force aujourd’hui la réflexion sur la collecte d’information, en vue d’instruire des procès, par l’entremise de moyens détournés dans l’univers numérique. La recherche active dans les traces laissées par les vies numériques tout comme le piratage informatique en font partie. « Ce que l’on souhaite éviter, c’est la surveillance inconsidérée des individus, éviter les campagnes de pêche dans la vie privée », campagne que les technologies tout comme les mutations sociales en cours tendent à faciliter aujourd’hui.


Pour la CLP, ces filatures doivent « impérativement répondre à des préoccupations urgentes et réelles dans une société démocratique ». Ce qu’une demande d’indemnisation pour entorse et dépression ne peut certainement constituer.


Cette décision pourrait être portée en appel par l’employeur, Services alimentaires Delta Dailyfood, avec qui les tentatives de communication mardi sont restées sans réponse.

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