L’intervention policière et les gens en détresse, un débat inachevé
La prise en charge des gens en détresse et le Taser sont-ils compatibles ? Un coroner relance le débat dans l’affaire Limoges et Hamel.
Il n’y a pas de limite à la bêtise des policiers dans l’usage abusif du Taser. En Ohio, un gamin de neuf ans a reçu deux décharges de 50 000 volts en mars dernier… Il avait fait l’école buissonnière et avait offert une résistance passive à son arrestation.
Avant de fournir aux policiers montréalais plus d’armes à impulsion électrique, tel que le suggère le coroner Jean Brochu dans son rapport sur la mort de Mario Hamel et Patrick Limoges, il y a lieu de s’interroger.
Que deviendrait le Taser entre les mains d’une matricule 728, policière au bout du rouleau aveuglée par le mépris ? « Si on laisse un Taser à Matricule 728, on se promène tous avec les cheveux “ drettes ” sur la tête », ironise l’avocat Alain Arsenault.
Le coroner Brochu ne suggère pas d’équiper tous les policiers de Tasers. Il estime cependant qu’il y avait « une fenêtre d’opportunité » d’une vingtaine de secondes pour utiliser cette arme sur Mario Hamel, le 7 juin 2011. Avec un Taser, ils auraient pu le désarmer sans le tuer. Et éviter que Patrick Limoges ne succombe à une balle perdue.
Les policiers montréalais ont accès à 12 pistolets à impulsion électrique à toute heure du jour, sur l’ensemble du territoire. À partir de janvier, ils en auront 16. Au total, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) disposera d’environ 70 Tasers.
C’est peu, mais le SPVM joue de prudence avec le Taser, surtout depuis la mort de Quilem Registre, qui avait reçu six décharges lors de son arrestation.
« Pour nous, le Taser, ça vient juste avant l’arme à feu. Ce n’est pas une arme dont l’utilisation est sans conséquence », explique Ian Lafrenière, commandant aux communications pour le SPVM.
« Les gens aimeraient bien trouver des solutions miracles, mais il n’y en a pas, ajoute-t-il. Le Taser, c’est une arme potentiellement létale. »
L’approche du SPVM contraste avec celle des policiers américains, pour qui le Taser est classé dans la catégorie des armes intermédiaires, sur un pied d’égalité avec le bâton télescopique ou le poivre de Cayenne. La banalisation du Taser explique pourquoi même les nudistes gambadant sur les terrains de football ou de baseball sont arrêtés nets d’une décharge de 50 000 volts dans leurs folles échappées. Le Taser ne sauve pas des vies, il permet de prendre des raccourcis dans une intervention.
Trop vite
En entrevue, le coroner Brochu s’est désolé de l’accent mis sur le Taser. Ses principales recommandations visent l’ajout de ressources en santé mentale pour épauler les policiers.
La désinstitutionnalisation a entraîné la disparition de près de 17 000 lits dans les hôpitaux et instituts psychiatriques. Les malades sont dans la rue, mais les ressources n’ont pas suivi sur le macadam, comme en témoigne le triste parcours de Mario Hamel.
Ses troubles psychiatriques étaient connus depuis 1997. Il refusait les traitements et se réfugiait dans les drogues pour chasser son vague à l’âme.
Avant de se mettre à éventrer les sacs à ordures avec son couteau, le matin du 7 juin 2011, il traversait un épisode de psychose intense, si l’on se fie aux déclarations de ses connaissances et des témoins.
Les policiers qui l’ont confronté, en lui intimant l’ordre de lâcher son couteau rétractable, pouvaient-ils seulement deviner ses réelles intentions ? Voulait-il vraiment les tuer ?
Après avoir lu le rapport du coroner, Alain Arsenault croit que non. « Il est en psychose, et il se concentre sur des sacs d’ordures. Il fallait très certainement l’arrêter, mais pas en utilisant une arme à feu », estime l’avocat, qui a participé à l’enquête du coroner sur la mort de Fredy Villanueva.
Le coroner Brochu a visionné des vidéos de surveillance de la tragédie qui s’est jouée à l’intersection achalandée des rues Sainte-Catherine et Saint-Denis. Il a pu confirmer que M. Hamel ne manifestait pas d’intérêt pour les passants.
N’empêche qu’il brandissait un couteau avec une lame d’une dizaine de centimètres. C’est lorsqu’un des policiers l’a aspergé partiellement de poivre de Cayenne qu’il a porté le couteau à la hauteur de son épaule, dans une position dite d’attaque.
Un premier policier a tiré deux fois, sans le toucher. Une de ses balles a ricoché au sol pour ensuite frapper Patrick Limoges, à une cinquantaine de mètres.
Ces premiers coups de feu ont saisi Mario Hamel, qui s’est instinctivement recroquevillé au sol pour se protéger. C’est pourquoi il a été tué d’une balle dans le dos, tirée par un deuxième policier. Les deux collègues ont ouvert le feu presque en même temps, « à une seconde ou une seconde et demie » d’intervalle, estime le coroner Brochu.
La place du bâton
Le bâton télescopique est le grand absent de cette intervention qui se passe trop vite, en 120 secondes. Un des policiers a jugé que la menace du couteau rendait impossible l’utilisation sécuritaire du bâton, d’où le recours maladroit au poivre de Cayenne (le premier jet ne part pas, et le deuxième n’atteint que partiellement la cible).
« Ils sont quatre. Pourquoi n’ont-ils pas sorti les bâtons télescopiques pour le frapper et faire tomber son couteau ? », s’interroge Me Arsenault.
S’inspirant des recommandations du coroner, le SPVM va revoir ses modes d’intervention auprès de gens armés de couteau. « Il faut développer des méthodes d’intervention qui vont assurer la sécurité des policiers tout en permettant de calmer les gens en détresse », explique Ian Lafrenière.
Alain Arsenault reste sur sa faim. Le cas de Mario Hamel n’est pas unique. Farshad Mohammadi, un autre sans-abri, a aussi été tué après avoir attaqué un policier au couteau, en janvier dernier.
Selon lui, il n’y a rien de tel qu’une commission d’enquête publique pour faire la pleine lumière sur ces deux tragédies.