L’humain a droit de cité


	Scène urbaine à Montréal. Des études d’ambiances et d’humains en action devraient alimenter toute prise de décision dès qu’on touche à des projets destinés à durer des siècles et des siècles. 
Photo: Jan Vailhé
Scène urbaine à Montréal. Des études d’ambiances et d’humains en action devraient alimenter toute prise de décision dès qu’on touche à des projets destinés à durer des siècles et des siècles. 

Les villes grandissent vite, mais leurs modes de création ne bougent pas beaucoup. Calqués sur des modèles d’affaires et de géométrie, les schémas de conception urbaine privilégient un système de performance dans lequel le fonctionnel et le visuel l’emportent toujours sur les autres aspects. Des chercheurs, des concepteurs et des gens du public se sont réunis à Montréal il y a une dizaine de jours pour discuter et expérimenter de nouvelles approches visant à créer des espaces de vie reconnectés sur nos cinq sens et nos émotions. En s’appuyant sur des notions à la fois intuitives et scientifiques, les participants au congrès Ambiances en acte(s) ont tenté de donner une autre dimension à la ville.

Avez-vous déjà senti les espaces qui vous entourent autrement que par un simple coup d’œil ? Vous êtes-vous déjà concentré sur l’ombre, les odeurs, le bruit de vos pas ou encore les écarts de température ? Êtes-vous déjà sorti de vos repères habituels pour mieux comprendre de quoi est fait l’espace en général ?
 
C’est ce qu’ont fait chercheurs, artistes et acteurs engagés dans l’analyse de l’environnement construit et dans l’univers sensible du monde contemporain lors du 2e Congrès international sur les ambiances, qui s’est tenu récemment au Centre canadien d’architecture (CCA) à Montréal. 
 
Organisé par le Réseau international Ambiance, animé par les laboratoires CERMA (Centre de recherche méthodologique d’architecture) et CRESSON (Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain) des Écoles nationales supérieures d’architecture de Nantes et de Grenoble, avec le CCA et le Centre for Sensory Studies de l’Université Concordia, le congrès a proposé une approche à la fois sociale, technique, esthétique et historique de la ville à travers les sens, avec de nouveaux outils dans diverses disciplines.
 
Pour une ville multisensorielle

En 2005, le CCA avait déjà lancé le sujet avec l’exposition Sensations urbaines, accompagnée d’un livre très intéressant publié sous la direction de son directeur et conservateur en chef, Mirko Zardini. L’exposition et le livre jetaient les bases d’une réflexion approfondie sur la place et le rôle des sens dans la ville. Lecongrès Ambiances en acte(s) a poursuivi ce travail de façon remarquable.
 
« Les réponses émergeant des recherches et du congrès témoignent d’une nécessité réelle d’envisager la ville et ses espaces d’un point de vue multisensoriel, explique Daniel Siret, architecte et chercheur au CERMA, en France, et coresponsable du congrès. Le marketing, qui est parfois utilisé par les villes, tend lui-même à évoluer vers cette approche plus expérientielle. »
 
À quel moment les Comités consultatifs d’urbanistes (CCU), les décideurs et autres acteurs de la ville ont-ils l’intention de se mettre au parfum ? Quand vont-ils délaisser la culture du by the book et oser s’aventurer vers des chemins de traverse ? Il serait temps que les discussions et les concertations se fassent sur autre chose que de simples photos, plans, rendus, codes et autres statistiques… très statiques.
 
Des études d’ambiance et d’humains en action devraient alimenter toute prise de décision dès qu’on touche à des projets destinés à durer des siècles et des siècles… Après tout, nous ne sommes pas des robots et la ville n’est pas qu’une machine programmable ! Il faut ramener l’humain, son corps et son identité au cœur du processus d’invention.
 
L’ambiance indissociable de l’action

« La notion d’ambiance vient donner un point de vue nouveau et mal compris sur l’architecture ou l’urbanisme, puisqu’on abandonne une analyse qui prône le cartésianisme pour aller vers une dynamique de mobilité et de ressenti, explique Jean-Paul Thibaud, directeur de recherche CNRS, CRESSON-ENSA de Grenoble et coresponsable du congrès. Un des mouvements importants de la science contemporaine consiste à reconsidérer la place du corps dans notre façon d’appréhender le monde ; l’ouverture de la perception à sa dimension affective est donc primordiale dans tout processus de création spatiale. »
 
Grâce au congrès et aux travaux des chercheurs rattachés au Réseau international sur les ambiances, le mythe de l’espace comme étendue homogène continue et divisible est remis en question. Ils ne regardent plus la ville comme une succession d’espaces publics étiquetés, mais l’envisagent plutôt comme un continuum, un tout dans lequel le corps peut s’orienter, s’exprimer et s’investir. La perspective est toute autre !
 
Ainsi, il n’y a pas de ville sans citadin et le corps de celui-ci ne peut pas être rattaché à un simple système d’organisation basé uniquement sur la géométrie. Autrement dit, il est bien artificiel de décider des limites d’un quartier, de le qualifier de quartier des affaires ou de quartier des spectacles… C’est réducteur, mais c’est très vendeur ! « À une théorie de l’espace sans qualités doit se substituer une approche du lieu incarné », dit très justement Jean-Paul Thibaud.
 
Le congrès de Montréal a fait l’objet de plus de 80 présentations et ateliers, mais le travail de quelques chercheurs et créateurs s’est révélé particulièrement passionnant. L’un des participants, Jean-François Richer, a lu un extrait de La comédie humaine de Balzac pour montrer la poétique des effets sonores dans les ambiances balzaciennes. Cette prise de conscience du son dans la construction d’un univers s’est poursuivie avec les expériences menées à Montréal par plusieurs équipes.
 
Ainsi, l’artiste Sandra Volny a introduit une équipe de curieux à la Fonderie Darling pour tenter une expérience sur les espaces sonores d’un bâtiment. La prise de conscience de la réverbération sonore dans un volume transforme la perception et l’idée que nous nous faisons de ce volume.
 
Il y a eu aussi le travail de recherche de Guillaume Meigneux, du CRESSON, intitulé Santo Domingo n°863, qui utilise la vidéo comme moyen d’introduire une dimension temporelle dans l’analyse et la conception urbaine ou architecturale. À l’aide d’une image décortiquée et éclatée dans le temps, Guillaune Meigneux explore une méthodologie pour appréhender l’espace à différentes temporalités — hiver/été, semaine/week-end, matin/soir — et tenter de restituer l’expérience de ces différentes durées en les reliant à la pratique de l’espace en question : la traversée, la contemplation, le quotidien.
 
Il a recours à une technique cinématographique, le compositing, qui permet d’articuler ces durées et temporalités pour les restituer sous forme d’une vidéo qui condense en quelques minutes des heures d’observation. Ayant travaillé comme chercheur en agence d’urbanisme, il a tenté d’introduire ces protocoles vidéographiques dans les processus de conception du projet urbain. « Le simple fait de projeter un plan fixe d’une minute plutôt que de présenter une photo du site, lors d’une réunion avec les élus, change radicalement la manière dont le site s’actualise dans la réunion, explique Guillaume Meigneux. Cela laisse la place, lors des échanges, à une dimension sensible qui permet d’introduire des phénomènes liés à la notion d’ambiance. »
 
Le futur des grandes villes

L’approche de la ville et de l’architecture par les ambiances permet de mieux articuler l’espace et l’usager et de montrer que les deux sont inséparables. On en revient donc à des questionnements essentiels : qu’est-ce que c’est que d’habiter ? Construire l’espace urbain, est-ce créer du vide, des sons, des odeurs, de la lumière, des actions et, ultimement, des émotions ?
 
Or, avec l’arrivée des nouveaux médias à l’échelle urbaine, nos repères corporels et émotionnels sont mis à rude épreuve. L’apparition de façades lumineuses interactives, de projections multimédias expérientielles ou d’aménagements comme les 21 balançoires musicales d’Andraos et Mongiat, sur la Promenade des artistes à Montréal, donne une teinte forte à l’espace urbain, surtout la nuit. Incitant la participation physique du public, ce type d’installation entraîne un autre genre d’expérience dans la ville, mais, encore une fois, on est beaucoup dans le domaine du visuel, du spectaculaire et de l’éphémère…
 
Même avec ces nouvelles technologies mises à notre disposition, on doit penser les choses en profondeur et ne pas perdre de vue le développement temporel et spatial des projets urbains. La ville, c’est comme un jardin ou une symphonie. À trop vouloir la résumer en une image, on en perd toute poésie. À trop vouloir la qualifier ou la planifier, on en tue l’étrangeté, la singularité, l’imprévisible.
 
Toute la profondeur du discours urbain, toutes les dimensions qui résident dans les superpositions de couches texturées et de sens qui composent la ville, n’existent qu’à travers ces espaces que l’on ne maîtrise pas totalement. La vie se faufile toujours dans les failles et la magie n’opère que par effet de surprise ! On doit créer des environnements sensibles capables d’accueillir ou de générer ces petits plus qui font toute la différence.
 
Collaboratrice

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