La démocratie n’est pas une invention humaine

L’éthologue Odile Petit est directrice de recherche au CNRS.
Photo: Annik MH de Carufel - Le Devoir L’éthologue Odile Petit est directrice de recherche au CNRS.

Le vote démocratique qui s’exprimera demain en France et au cours de la prochaine année au Québec n’est pas l’apanage des sociétés occidentales, ni même celui de l’humain. Une éthologue française a découvert qu’une espèce de macaque respecte le vote de la majorité dans ses prises de décision.


C’est en comparant le comportement de deux espèces différentes de macaque que l’éthologue Odile Petit a mis en évidence la démarche démocratique qu’adoptent les macaques de Tonkean - des primates originaires de l’île de Sulawesi en Indonésie - lorsque vient le moment de décider de la direction à privilégier pour un déplacement collectif vers une nouvelle source de nourriture, par exemple. « Les intentions et les motivations de tous les membres du groupe sont prises en compte afin d’arriver à une décision par consensus qui tentera de bénéficier à tous », précise celle qui est directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien de Strasbourg en France.


Dans les sociétés très hiérarchisées, comme celle des macaques rhésus, les décisions sont prises par quelques individus dominants qui imposent leurs vues aux autres, qui acceptent de les suivre docilement. « Dans ces sociétés despotiques, l’individu dominant a des relations et des interactions avec beaucoup d’individus du groupe, tandis que les autres individus ont peu de relations entre eux ; du coup, c’est lui qui entraîne le groupe par son statut social et ses relations », explique la chercheuse.


Dans les sociétés tolérantes et égalitaires de macaques de Tonkean, il en est tout autrement. N’importe quel membre du groupe, y compris les jeunes, peut décider un départ, et le suivront autant les amis que les membres de la parenté. « Même s’il s’agit d’un individu dominant qui esquisse un départ, il ne sera qu’un catalyseur d’un long processus décisionnel, souligne l’éthologue. Par contre, chez les rhésus, les dominés et les jeunes n’osent jamais une telle initiative, car ils savent qu’ils ne seront pas suivis. »


De plus, les macaques de Tonkean ne restent pas confinés à leur clan familial, comme les rhésus, et leur réseau social est beaucoup plus étendu. « On est amis avec tout le monde, souligne Mme Petit. Ce qui fait que, quand le macaque de Tonkean voit un conflit se développer devant lui, il est lié aux deux partis. S’il prend pour l’un, il abîmera sa relation avec l’autre. Il a donc inventé l’intervention pacifique parce que c’était le seul moyen de protéger toutes ses relations. De plus, ce comportement permet d’apaiser beaucoup plus vite les conflits, qui autrement risquent de s’envenimer et de perturber l’équilibre du groupe social. Or on observe quatre interventions pacifiques par jour chez le Tonkean pour une par année chez le rhésus. »


Chez les rhésus, le dominant qui s’apprête à partir n’a pas besoin de « faire des signaux pour être suivi parce que, comme il est central, tout le monde regarde ce qu’il fait. Par contre, un individu lambda dans un groupe égalitaire de macaques de Tonkean est obligé de manifester son intention de partir parce que personne ne fait particulièrement attention à lui », étant donné que chaque individu du groupe a sensiblement la même importance. L’instigateur s’active alors à recruter des appuis. « L’animal avance de quelques mètres (moins de cinq mètres), s’arrête, regarde derrière lui, puis avance à nouveau d’un mètre, avant de s’arrêter et de se tourner pour voir derrière. Ces coups d’oeil servent à surveiller combien il y a d’individus qui suivent. Parce que les animaux n’ont pas envie de se déplacer seuls, ils expriment leur intention de se déplacer, ce qu’on appelle des votes. Ils surveillent toujours qui suit, et si jamais personne ne suit, les individus renoncent à partir et reviennent dans le groupe, décrit Mme Petit. Chez les macaques de Tonkean, le leader est totalement dépendant de la réponse des suiveurs. Sa motivation à partir a besoin d’être renforcée par les individus qui le suivent. C’est en cela qu’il est démocratique. »


Chez les espèces très égalitaires, le processus de décision est donc plus long et plus complexe que chez les espèces hiérarchisées, « parce que quand on est lié à beaucoup d’individus dans le groupe, il faut qu’on évalue l’opinion de toutes ses relations avant de prendre sa décision », il faut qu’on négocie, qu’on se mette d’accord avant le départ. On évalue qui est parti, combien il en reste, avant de prendre la décision et de basculer dans un processus plus automatique, où c’est le mimétisme qui prend le dessus. « Car il y a toujours un moment où on passe à une phase automatique, et ce, quelle que soit l’espèce, y compris chez l’humain, sinon on reste en rade », précise l’éthologue.


Tandis que certains individus expriment leur intention de se déplacer dans une direction, et d’autres dans une direction différente, « il suffit qu’il y ait une différence d’un individu entre les deux directions pour qu’on suive la direction choisie par le plus grand nombre d’individus ». Et si vous avez le même nombre d’individus à gauche et à droite, alors le leader qui va décider de partir se base sur le nombre de gestes. Encore une fois, une différence d’un geste suffit pour déterminer la direction à prendre.


Avec tout ce ballet de manifestations et de négociations, il y a plus de chances que la décision prise soit meilleure que quand il s’agit d’un choix despotique. « Car comme la décision est prise par un plus grand nombre d’individus qui chacun a une connaissance de son environnement, si on fait la moyenne de toutes ces informations, on a plus de chances de faire un choix exact que si l’information n’est partagée que par un ou quelques individus tout au plus », explique la chercheuse. Toutefois, dans une espèce despotique, comme il y a moins d’individus, voire un seul sur lequel repose la décision, la prise de celle-ci est plus rapide.


Quand on fait remarquer à Odile Petit que le style social des macaques de Tonkean est celui qui semble se rapprocher le plus de nos démocraties, elle nous réplique tout de go qu’« il y a quelques cas flagrants dans l’histoire européenne qui font penser que l’humain se rapproche plus du macaque rhésus que du macaque de Tonkean ! Mais bien évidemment, toutes les interventions pacifiques, telles que les résolutions de conflit, les négociations, les phénomènes de coopération et de réconciliation observés chez le macaque de Tonkean, en font une espèce qui est extrêmement proche de l’homme ».



En l’écoutant décrire avec enthousiasme ses longues heures d’observation, on sent tout de suite son grand attachement pour les générations de singes qu’elle a épiées avec respect depuis plus de vingt ans. On reconnaît tout de suite en Odile Petit toute la passion des Diane Fossey et Jane Goodall et on comprend l’importance des qualités féminines, telles que la patience et l’intuition, pour réussir ce type de recherche. « Les hommes sont souvent trop brusques et veulent aller vite. Ils n’arrivent pas à sentir les intentions des animaux. On a parfois l’impression qu’ils sont en compétition avec les primates, ce qui fait que souvent les mâles dominants sur le terrain peuvent être très agressifs envers les observateurs masculins », affirme l’éthologue Odile Petit, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).


Les macaques qu’Odile Petit a observés vivaient par groupes de 11 à 35 individus en semi-liberté dans des parcs d’un hectare (100mètres par 100mètres) riches en végétation. « Les conditions environnementales mimaient suffisamment les conditions naturelles pour que le comportement ne soit pas modifié. De toute façon, le comportement est le résultat de millions d’années d’évolution, ce ne sont pas dix ans de semi-liberté qui vont modifier le comportement social. Ça pourrait augmenter la fréquence des interactions sociales, mais ça ne modifiera fondamentalement pas la nature des interactions », précise Mme Petit.


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