La justice «prêt-à-porter»

Le Barreau du Québec croit qu’une réforme axée principalement sur les peines minimales obligatoires, sans discernement, est vulnérable.
Photo: Agence Reuters Baz Ratner Le Barreau du Québec croit qu’une réforme axée principalement sur les peines minimales obligatoires, sans discernement, est vulnérable.

La Cour supérieure de l'Ontario a percé une brèche dans la muraille répressive des conservateurs cette semaine en invalidant les peines minimales pour possession d'une arme prohibée et chargée. Rendez-vous presque assuré en Cour suprême.

Caleçons, lunettes fumées et arme chargée. L'affaire Smickle, puisqu'il faut l'appeler ainsi, contient tous les éléments d'un scénario des frères Cohen.

Leroy Smickle, un jeune père de famille de 27 ans, est aussi stupide que malchanceux. En mars 2009, alors qu'il alternait entre le travail et les études secondaires, l'envie de jouer les durs lui a pris. Laissé seul dans l'appartement bourré d'armes à feu de son cousin, en caleçons sur le divan, il a voulu se prendre en photo avec une arme prohibée pour épater son cercle d'amis dans les médias sociaux. Mal lui en prit. Au même moment, les policiers ont fait irruption pour exécuter un mandat de perquisition et arrêter le cousin... absent. Ils se sont rabattus sur Smickle, petit gibier d'une si faible importance qu'on ne parle même plus de gibier.

Le jeune homme n'avait pas d'antécédents judiciaires. Son seul crime est d'avoir tenu pendant quelques secondes une arme prohibée et chargée. Assez pour qu'il soit déclaré coupable à l'issue d'un procès devant la juge Anne Molloy, à Toronto. En vertu de la réforme adoptée en 2008 par les conservateurs, la juge Molloy n'avait d'autre choix que de le condamner à une peine minimale de trois ans de pénitencier.

Trois ans? Dans des circonstances similaires, d'autres petits délinquants avaient obtenu par le passé des peines inférieures à 18 mois, voire des peines à purger dans la collectivité. La juge Molloy a cerné Smickle pour ce qu'il est: un pauvre type sur la bonne voie. Il aurait été «contre-productif» de l'envoyer au pénitencier avec des criminels endurcis, a-t-elle estimé, d'autant plus que cette peine n'aurait généré aucun effet dissuasif.

Leroy Smickle a donc été condamné à une peine d'un an à purger dans la collectivité. L'affaire serait close si ce n'était un détail important. Pour épargner à Smickle un châtiment «cruel et inusité» contraire à la Charte, la juge a invalidé les dispositions du Code criminel sur les peines minimales obligatoires pour possession d'une arme prohibée et chargée. Alors que le Sénat examine présentement le projet de loi C-10, assorti d'une série de peines minimales pour des infractions relatives au trafic de drogue et aux agressions sexuelles sur les mineurs, le jugement Molloy a fait tache d'encre.

Peines légales, mais...

Le Barreau du Québec voit dans ce jugement la confirmation qu'une réforme axée principalement sur les peines minimales obligatoires, sans discernement, est vulnérable. Le Barreau et les principaux regroupements de juristes au Canada défendent le principe selon lequel les peines doivent être taillées sur mesure, en fonction de chaque délinquant et des circonstances particulières de son crime. L'antithèse de la réforme actuelle axée sur des peines passe-partout.

«C'est non seulement vulnérable, mais ça va complètement à l'encontre des valeurs de notre système de droit», estime Claude Provencher, directeur général du Barreau. L'organisme représentant les

24 000 avocats de la province attache une grande importance au pouvoir discrétionnaire des juges dans l'imposition des peines. «La justice, c'est du "sur mesure", pas du "prêt-à-porter"», illustre Me Provencher.

À Ottawa, les conservateurs ont gardé le cap. Le ministre de la Justice, Rob Nicholson, a dit croire que les peines minimales passeront «le test des chartes». Ces peines sont légales au Canada. La Cour suprême l'a réaffirmé encore en 2008 dans l'affaire Ferguson, rappelle le doyen de la section de droit civil de l'Université d'Ottawa, Sébastien Grammond.

Michael Ferguson, un policier de la GRC, avait abattu un détenu dans sa cellule à la suite d'une altercation. Reconnu coupable d'homicide involontaire, il aurait dû écoper d'au moins quatre ans de pénitencier. Le juge de première instance lui a plutôt infligé une peine avec sursis de deux ans moins un jour. La Cour suprême a ramené la peine à quatre ans puisque, dans les circonstances particulières de l'affaire, rien ne permettait de conclure qu'il s'agissait d'un châtiment cruel et inusité.

L'article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, interdisant les châtiments cruels et inusités, est le principal écueil des peines minimales. Pour décider si une peine obligatoire est légale ou non, les tribunaux se basent sur un test élaboré en 1987 par la Cour suprême dans la cause d'Edward Smith, épinglé avec 3,5 onces de cocaïne. La Cour avait estimé que la peine minimale obligatoire de sept ans pour trafic de drogue était injuste, car elle ne tenait pas compte des quantités et des types de drogue. Par contre, il ne suffit pas qu'une sentence soit «cruelle et inusitée» pour être invalidée. Dans les affaires postérieures à celle de Smith, le plus haut tribunal du pays a précisé qu'une peine peut être invalidée si elle est excessive au point de choquer la conscience ou au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine.

Le jugement Smickle ne sonne donc pas le glas des peines minimales. «Mais ce jugement illustre très bien la possibilité que le recours à un système de peines minimales obligatoires soit, dans un bon nombre de cas, contraire à la Charte», explique Sébastien Grammond.

À quoi bon ?

La première vague de peines minimales adoptées en 2008 a déjà provoqué une augmentation de la population carcérale. En 18 mois, elle est passée de 13 500 à 14 500 personnes. La tolérance zéro a un prix. Il en coûte 110 000 $ par année pour chaque détenu. Au Québec seulement, le ministre de la Justice évalue les coûts de la réforme à 500 millions au bas mot.

Les rues seront-elles plus sécuritaires pour autant? Si l'on se fie aux données obtenues récemment par La Presse canadienne, rien n'est moins sûr. Le ministère fédéral de la Justice a mené une étude sur 3000 automobilistes reconnus coupables de conduite avec facultés affaiblies, entre 1977 et 2006. Deux coupables sur trois ont commis un autre crime dans les cinq années suivant leur condamnation. La sévérité de la première peine n'a eu aucun impact sur leur comportement.

Depuis le début du débat sur le projet C-10, on ne compte plus les groupes et sommités venus dire aux conservateurs que la dureté de la peine n'avait aucune incidence sur le risque de récidive, ni même sur la diminution de la criminalité. «D'un côté, le gouvernement n'a aucune donnée scientifique démontrant que les peines minimales vont réduire la criminalité. De l'autre, on voit que le modèle québécois, basé sur la prévention et la réhabilitation, a porté fruit. J'ai l'impression que les conservateurs se basent sur des dogmes», déplore Claude Provencher.

Le Barreau reconnaît une place pour les sentences minimales, «mais pas pour les mineurs ou les délinquants qui en sont à leur première infraction, précise Me Provencher. Il ne faut pas encourager leur criminalisation, mais leur réhabilitation.»

Les États-Unis, où sont enfermés le quart de tous les prisonniers dans le monde, possèdent un long historique de peines minimales obligatoires. La criminalité de violence y est pourtant plus élevée qu'au Canada. En novembre dernier, la Commission des peines des États-Unis, relevant du département de la Justice, a déclaré que les peines minimales étaient «d'une excessive sévérité», suggérant de les remplacer par un précis de lignes directrices.

Au Royaume-Uni et en Afrique du Sud, deux pays autorisant les peines minimales obligatoires, il existe des «soupapes» dans les lois afin d'ajuster le châtiment à la situation particulière du délinquant. Cette approche pragmatique respecte à la fois les principes de la proportionnalité des peines et de l'indépendance judiciaire. Elle pourrait inspirer le Canada, à la condition de mettre en veilleuse la volonté de punir et la nostalgie de la loi du talion qui colorent la scène politique fédérale.

À voir en vidéo