Les pare-feux d'Internet

Des internautes polonais ont manifesté cette semaine leur désaccord avec le gouvernement qui voulait signer l’ACTA.
Photo: Agence France-Presse (photo) Janek Skarzynski Des internautes polonais ont manifesté cette semaine leur désaccord avec le gouvernement qui voulait signer l’ACTA.

Les projets de loi se multiplient pour tenter de réglementer les usages d'Internet en protégeant davantage les droits d'auteur et le droit à la vie privée. Mais est-ce vraiment possible de surveiller et de punir dans le monde virtuel comme dans le monde réel? Les réponses du professeur Pierre Trudel, de l'Université de Montréal.

C'est un coup de massue réel, sonnant et «maghanant» qu'a donné récemment la police fédérale américaine au monde virtuel en forçant la fermeture des sites Megaupload et Megavideo. Ces îles pirates postmodernes et dix-huit autres noms de domaine auraient privé des ayants droit d'un demi-milliard de dollars au cours des dernières années.

Il est donc possible de lutter contre les filous du Net? En tout cas, le coup de filet survient alors que se bousculent les tentatives légales pour tenter de baliser les pratiques sur le Web. Le Canada, les États-Unis, l'Europe et finalement le monde réel au grand complet sont en train de peaufiner des lois antipiratage qui pourraient donc conduire à d'autres mesures concrètes contre les pourfendeurs du copyright.

«Il y a du mouvement, mais il faut dire que des choses percolaient depuis un certain temps», observe le professeur Pierre Trudel, directeur du Centre d'études sur les médias et titulaire de la Chaire L. R. Wilson sur le droit des technologies de l'information et du commerce électronique de l'Université de Montréal. «En Europe, par exemple, ça fait longtemps qu'on discute de ces questions et qu'on s'inquiète pour la protection de la vie privée. La problématique des droits d'auteur sur Internet embête les États-Unis, le Canada et bien d'autres États qui ne savent plus très bien par quel bout saisir ce serpent. Comme Internet ne sert pas qu'à envoyer des cartes de souhaits, comme c'est devenu le principal lieu d'échange dans beaucoup de domaines, c'est tout à fait normal et prévisible que les États veuillent encadrer certaines pratiques qui leur semblent abusives et veuillent aussi assurer une certaine adéquation entre les règles du monde réel et le monde virtuel.»

Les écarts de règles et de conduite sont bien connus de tous. La dématérialisation qui facilite la copie et le transfert des oeuvres à l'infini permet du même coup de bafouer les lois sur les droits d'auteur, avec les conséquences que l'on connaît sur les modèles d'affaires de certains géants industriels. Les conglomérats de la musique vacillent. Des empires des communications s'effondrent.

«Tous les producteurs d'information semblent touchés, poursuit M. Trudel. Au final, on revient toujours au même: qui va payer? [Certains] disent que les détenteurs de droits sont riches et qu'on n'a pas à les payer. Ça ne tient pas la route à mon avis. Les banques aussi sont riches et on ne dit pas que chacun peut aller se servir dans les coffres-forts.»

La quadrature du Net


Ce vaste chantier des droits d'auteur intéresse particulièrement l'Amérique du Nord. Les États-Unis ont reporté à une date ultérieure l'adoption de deux lois antipiratage, Stop Online Piracy Act (SOPA) et Protect Ip Act (PIPA). Il faut dire que les mammouths du secteur pesaient de tout leur poids contre ces projets. Wikipédia a même fermé son site en anglais pour une journée afin de protester. D'autres mégacompagnies ont protesté contre la possibilité de contraindre les prestataires américains de couper l'accès à des sites ne respectant pas les droits d'auteur, même les sites hébergés à l'étranger.

Ottawa va prochainement remettre au feuilleton parlementaire son propre projet (le C-11) sur le sujet. «La solution canadienne me semble rudimentaire. Elle propose de mettre un verrou sur les oeuvres et de pénaliser ceux qui le brisent. Ça se fait comme ça depuis des années ailleurs dans le monde. Je pense qu'il faudrait une plus grande concertation internationale.»

L'Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) signé à Tokyo cette semaine par l'Union européenne comprend aussi une clause concernant les droits d'auteur sur le Net et le téléchargement illégal. Près de 40 pays ont maintenant paraphé cet accord. Le Canada est du nombre depuis octobre.

Un second grand chantier concerne la protection de la vie privée. Le Parlement européen a déposé mercredi une proposition de loi ambitieuse pour «renforcer la confiance envers les services proposés en ligne», comme l'a résumé la commissaire à la Justice Viviane Reding, marraine du projet. La réforme proposée, la première depuis 1995, veut protéger davantage les données personnelles, par exemple en introduisant une sorte de «droit à l'oubli»; concrètement, la possibilité de supprimer des données personnelles, photographies ou autres, sur les réseaux sociaux.

«Là, on voit une grande différence de perception et de conception entre l'Amérique du Nord et l'Europe, note alors le professeur Trudel. Ici, on insiste pour dire que c'est à l'usager de faire ses choix et d'en assumer les conséquences. L'approche européenne considère que c'est plutôt à la compagnie, comme Facebook, qui collecte des données. Bien sûr, il faut considérer ce que Facebook fait avec les données personnelles. Sauf que, dans une approche nord-américaine, les informations mises en ligne par les usagers respectent un contrat avec des conditions permettant d'utiliser les données.»

Là encore, des critiques se manifestent déjà pour souligner la difficulté d'appliquer la mesure. Une fois une photo de groupe diffusée, copiée et rediffusée, il semble bien utopique de vouloir arrêter la machine de duplication.

«Quand le jaune est sorti de l'oeuf, c'est bien difficile de le remettre en place, dit Pierre Trudel. Le droit de retirer des données personnelles est légitime. Mais on pourra difficilement exiger qu'une photo, par exemple, soit retirée de tous les sites. Là, on affecterait le coeur du système et on pourrait s'attendre à une forte réaction. Une mauvaise technique pour protéger la vie privée, c'est aussi dommageable.»

La main invisible du Net


Que faire alors? Y a-t-il même moyen de contrôler le monstre? «C'est possible, mais il faut d'abord admettre que les configurations techniques d'Internet proposent une sorte de normativité par défaut, répond le spécialiste. Elles permettent, facilitent et empêchent certaines choses.»

Le professeur Trudel rappelle alors que le réseau repose sur le principe de la libre circulation des informations avec ses avantages et ses effets pervers, dont le piratage. «Les configurations impliquent donc des risques. Pour agir, les États doivent proposer des règles qui ajoutent des risques. C'est ce qui est fait par exemple contre le fléau de la pornographie juvénile: il devient extrêmement risqué pour les individus de s'engager sur ce terrain. Si on veut réguler, il faut donc multiplier les risques pour ceux qui ont des comportements problématiques.»

C'est ce qui vient de mener à la fermeture par le FBI de Megaupload et de Megavideo. D'autres sites ont ensuite cessé d'eux-mêmes leurs activités. Résultat: la pratique du partage en peer-to-peer, qui avait presque disparu, a repris du service...

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