Point chaud - Éduquer pour contrer le foeticide en fonction du sexe

La nouvelle présidente du Conseil du statut de la femme mise sur l'éducation pour contrer les avortements pratiqués en fonction du sexe. Elle s'offusque aussi de la décision d'Ottawa de ne pas soutenir les programmes d'avortement dans l'aide au développement international.
On ne naît pas femme, on le devient, selon la célèbre formule de Simone de Beauvoir. Une nouvelle forme de discrimination fait que certaines futures femmes ne naissent pas et ne deviennent pas, un point c'est tout, y compris ici.Le foeticide en fonction du sexe, pratique courante entraînant des millions d'avortements en Orient, aurait cours dans certaines communautés canadiennes originaires de l'Inde ou de la Chine, par exemple. Même si le phénomène semble marginal au pays, le Dr Rajendra Kale, rédacteur en chef du Journal de l'Association médicale canadienne, a proposé dans un éditorial publié la semaine dernière d'interdire aux médecins de révéler le sexe de l'enfant à naître avant la trentième semaine de grossesse, histoire d'éviter la liquidation de foetus féminins.
Pour Julie Miville-Dechêne, présidente du Conseil du statut de la femme du Québec, le Dr Kale formule une mauvaise réponse à une excellente question.
«Le Conseil n'est absolument pas d'accord avec la solution qu'il apporte, mais le fait de parler de ce problème demeure une bonne chose», dit la présidente, entrée en fonction en août dernier, après une fructueuse carrière de journaliste et d'ombudsman à Radio-Canada. «[...] L'idée d'empêcher toutes les femmes de connaître le sexe de leur enfant à naître en raison d'abus qui ne correspondent pas à nos valeurs n'a aucun sens pour le Conseil du statut de la femme, un organisme qui s'est battu depuis des décennies pour que les femmes aient le contrôle de leur corps. En plus, cette solution du secret serait inefficace. Les couples désirant connaître le sexe de leur enfant à naître peuvent acheter des tests sur Internet fiables après la sixième semaine de grossesse.»
Alors que faire? La haute fonctionnaire féministe mise sur l'éducation. Elle souligne du même coup que deux facteurs semblent influer sur les pratiques abortives discriminatoires.
«Il y a d'une part les pressions de la famille, du mari, des us et coutumes qui valorisent les garçons, dit-elle. D'autre part, et ça semble encore plus triste, il y a le refus des femmes de mettre au monde des filles parce qu'elles jugent négatif le sort qui les attend. Au Canada, où les valeurs sont fondamentalement différentes, ces façons de penser ne sont donc pas éradiquées. Il faut pourtant faire de l'éducation en expliquant qu'ici, la sélection des sexes n'a pas de sens, puisque ici la valeur des garçons et des filles est égale.»
La pureté dangereuse
Il y a quelques décennies, ici aussi, les familles québécoises valorisaient la naissance des garçons. Les mentalités ont tellement changé que, selon des données citées par Mme Miville-Dechêne, les Québécoises souhaitent davantage accoucher de filles.
De plus, le phénomène de l'avortement sélectif semble très marginal au Canada. Le Dr Kale l'évalue à quelques centaines de cas à peine par année.
N'empêche, cette pratique marginale particulière donne à réfléchir aux pratiques eugéniques en général. L'eugénisme vise l'«amélioration» de l'espèce humaine par la sélection d'individus porteurs de certaines «qualités». Osons la question: si l'avortement sélectif des filles est condamnable, pourquoi le foeticide des handicapés mineurs n'offusque pas tout autant?
«J'ai entendu que des médecins réfléchissent à ce qu'on peut dire aux parents au sujet d'un foetus, dit Mme Miville-Dechêne. Certains ne parlent pas des petites malformations, comme un bec de lièvre ou l'absence d'un doigt, pour ne pas influencer les décisions. C'est tout un paradoxe: on peut s'émouvoir pour les foetus féminins, mais on peut aussi fermer les yeux sur les foetus atteints de certaines maladies. Pour moi, ce n'est toutefois pas la même chose d'apprendre qu'on porte une fille ou un foetus lourdement handicapé. Et le choix appartient toujours aux femmes. On touche là à quelque chose de très fondamental, à des questions très troublantes, et il faudrait y réfléchir collectivement.»
Le Conseil, organisme gouvernemental de consultation fondé en 1973, promeut et défend les droits et les intérêts des Québécoises tout en conseillant l'État sur «tout sujet qui concerne la condition féminine». La nouvelle présidente songe à lancer un chantier pour actualiser ses positions sur «les nouvelles technologies de la reproduction», le dernier remontant à 1989. Le «sexage de convenance» était alors décrit comme «contrevenant à la dignité humaine et à l'égalité des sexes».
Seulement, le Conseil a déjà trois gros fers au feu. Il prépare des avis sur la prostitution, le crime d'honneur et l'absence des femmes dans les métiers de la construction (elles ne forment ici que 1,2 % de la main-d'oeuvre).
«Notre réflexion sur le techniques de reproduction date de 23 ans et les choses ont beaucoup changé, par exemple avec la fécondation in vitro, les mères porteuses, etc. Je ne dis donc pas que la réflexion sera lancée, mais je dis que moi, ça m'interpelle...»
Une «politique odieuse»
Julie Miville-Dechêne se sent tout aussi ébranlée par une autre révélation de la semaine dernière montrant que le nombre d'avortements clandestins tend à progresser dans le monde. L'étude de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Guttmacher Institute publiée dans la revue médicale britannique The Lancet établit que les interruptions de grossesses «non médicalisées» sont passées de 44 % en 1995 à 49 % en 2008. Environ 8,5 millions de femmes y ont recours, surtout dans les pays du Tiers Monde, particulièrement en Afrique et en Amérique latine. Ces pratiques secrètes, illicites, entraînent la mort de milliers de femmes chaque année.
«Il y a un lien très, très clair entre les lois répressives et le recours aux avortements clandestins», note la présidente de l'organisme féministe québécois. Elle établit alors un lien avec la décision du gouvernement canadien conservateur de ne pas participer au financement de l'avortement pour améliorer la santé des femmes dans les pays en développement. Cette position officielle date de 2010. «Il y a là une hypocrisie incroyable, poursuit-elle. Cette politique me semble franchement odieuse. Pourquoi un pays où l'avortement est légal et financé par l'État refuse-t-il de faciliter l'accès à l'avortement dans des populations étrangères pauvres et sans ressources?»
La réponse lui semble claire: il s'agirait d'un compromis politico-idéologique du gouvernement pour satisfaire la frange la plus anti-avortement des conservateurs canadiens. Par contre, le premier ministre Stephen Harper répète que le débat sur la légalité de l'avortement au Canada ne sera pas rouvert. Julie Miville-Dechêne elle-même pense que les mouvements de protection des femmes veillent trop au grain pour permettre un recul sur cette question fondamentale.
«Il y a une telle vigilance, notamment au Québec, qu'au moindre accroc, il y aura une levée de boucliers, dit finalement la présidente. L'avortement a été complètement décriminalisé au pays. Je crois que ce sera très difficile de remettre en question ce droit.»
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Julie Miville-Dechêne en cinq dates
1977 Entrée à Radio-Canada, d'abord comme documentaliste, puis comme reporter
1987 Correspondante pour la télévision de Radio-Canada, d'abord à Toronto, puis à Ottawa et Washington
2005 Prix Raymond-Charette en reconnaissance de sa «contribution exemplaire pour la diffusion d'un français de qualité».
2007 Ombudsman de Radio-Canada
2011 Présidente du Conseil du statut de la femme du Québec.