Dans la contrée du country

Petite topographie du pays country de chez nous, ou les nombreux chemins par lesquels on tente de rendre compte de cette culture étonnamment riche qui nous appartient plus en propre qu'on le pense. Un dossier qui s'inscrit dans le cadre d'une collaboration entre Le Devoir et l'ONF.
Pays country. C'est Bourbon Gautier qui a un jour trouvé le gag et en a fait le titre d'un album. Pays country. Pléonasme sur pattes: «pays», ça veut déjà dire «country». C'est tout le paradoxe country au Québec: est-on en pays country? À quel point la culture du country — en chansons, en festivals, au cinéma, à la télé — est-elle intrinsèquement nôtre, fondamentalement empruntée ou quelque chose entre les deux? Vaste question. Suivons des pistes, on verra bien où ça nous mènera.J'ai envie de suivre d'abord celle de la série dont, en parfaite modestie, je suis l'un des concepteurs et scénaristes: J'ai la mémoire qui tourne. Le dernier épisode de la troisième saison, diffusé ces jours-ci à Historia, s'intitule précisément L'Ouest.
Qu'est-ce que l'ouest au Québec, se demande-t-on? L'ouest géographique, Outaouais, Abitibi? L'ouest avec un «w», comme dans Westmount, West Island, l'ouest anglo? Ou alors l'ouest mythique, l'ouest que l'on s'est approprié, l'ouest de Willie Lamothe cow-boy fantaisiste chantant, l'ouest du village du Far-West de Saint-Césaire version «cheapo» du Frontier Town de l'autre bord de la frontière? L'ouest à grandeur de territoire, décanté en rodéos et festivals et disques de marchés aux puces, avec Saint-Tite pour capitale nationale? On n'a pas répondu à la question dans l'émission, sinon pour dire que toutes ces sortes d'ouest existent concurremment.
Nous sommes des cow-boys
Nos invités y disent tout de même des choses intéressantes quant à notre questionnement de départ. Il y a le chroniqueur Christopher Hall, pour qui nous avons l'esprit cow-boy depuis... Jacques Cartier. «Les Québécois, depuis des siècles, sont des cow-boys d'une certaine façon. Sont partis de la France, se sont embarqués dans une espèce de galère débile... "Aye, ça te tente-tu d'aller au Nouveau Monde?" Il fallait avoir l'esprit d'aventure. Cette vie extrême de pionnier, quand tu viens de la France, pays civilisé. Ils ont du fromage là-bas, le Louvre, une civilisation. C'est très cow-boy de quitter ça. [...] Je pense que c'est dans les gènes des Québécois d'être cow-boys...»
Ajoutons: tout ce qu'il nous manquait jusqu'à ce que les films westerns nous parviennent des collines de Hollywood et que Willie chante Je chante à cheval, ce sont le costume et les accessoires.
Le chanteur-guitariste Paul Daraîche, lui, revendique carrément notre appartenance à la culture d'un continent: «Même si on le veut pas, on est nord-américains, nous autres aussi, et le country, c'est l'Amérique. C'est dans notre sang, dans nos veines.»
Il voit, dans les caravanes de véhicules récréatifs qui roulent de festival country en festival country, l'équivalent des wagon trains de la grande chevauchée vers l'Ouest du XIXe siècle. «C'est deux mille Winnebago, des motorisés, avec les familles dedans, le chien et tout. Ils commencent avec le premier festival au printemps et finissent avec le dernier en automne. Arrivent dans un festival, s'installent, repartent, vont s'installer dans un autre. Et puis après, ils s'en vont dans le sud, et ils reviennent pour le printemps. Ils ne font que ça. C'est des nomades, les countrys. Ils font à manger dehors... Ils ont de la misère à rester en place.»
Serge Bouchard, dans le livre Cow-boy dans l'âme, qu'il a écrit avec un autre anthropologue, Bernard Arcand, et qui était bien plus que le complément de l'exposition du même nom présentée au Musée de la civilisation en 2002, évoque une conquête de l'Amérique déjà très western: «Français, Anglais et Hollandais allaient se disputer les richesses de la fourrure. Oui, en cherchant de l'or, des diamants, des routes nouvelles pour atteindre la Chine, des royaumes et des passages secrets entre l'Atlantique et le Pacifique, ils furent pris au piège des fortunes du castor, des fourrures de luxe et des peaux. Il y eut donc une autre époque très western en 1600 et 1700, elle se passa autour des Grands Lacs et à la tête du Mississippi. [...] Pierre-Esprit Radisson disait s'être abouché avec les Sioux. Il fut l'ancêtre de tous les cow-boys modernes.»
Sans Stetson, ni santiags, ni chemises décorées de pierres du Rhin, il va sans dire. Ce n'est donc pas l'habit qui fait le cow-boy, même pas l'habit qui fait le country. C'est l'esprit, l'homme épris de liberté.
Remarquez, ça en jette, quand même, l'habit, n'est-ce pas Melissa Maya? Melissa Maya Falkenberg est la country-girl numéro un en ville, et je l'aime bien. Pendant cinq ans à l'émission Folk toi folk moi sur les ondes de CISM, et maintenant en websérie du même nom en toute indépendance avec son copain Lucas H. Rupnik (www.folktoifolkmoi.com), elle dessine sa propre topographie du pays country. «Je l'admets, m'écrit-elle directement de Saint-Tite, les chemises traditionnelles, avec toutes leurs couleurs et leurs broderies soignées, portées avec un pantalon straight et la petite boucle western, c'est à mon avis le plus bel habit qu'un homme puisse avoir.»
Au-delà (et en deçà) des idées reçues
Allez voir les photos de feu Gram Parsons, antihéros du country-rock du début des années 70: ses nudie suits sont magnifiques, élégantissimes, oeuvres d'art portatives. Pas quétaines le moins du monde.
Tiens, le grand mot est lâché. Quétaine, la culture country? Vieux cliché urbain qui ne tient plus, même dans la grande ville. Tout au plus s'amuse-t-on encore à citer des chansons de chanteurs country de la bande AM. Quelqu'un dans la salle a-t-il un jour entendu l'album Direction St-Tite, de Pierre Le Page? Prof de cégep, chanteur à ses heures, Le Page a un jour commis, sur fond de picking nashvillien et de pedal steel d'une belle orthodoxie, cet air intitulé Cette fille n'est pas aux gars: «Range ton révolver Fidel, y'aura pas de combat / À quoi bon faire un duel quand l'enjeu n'y est pas / Un détail je t'apprendra saura t'intéresser / Cette fille n'est pas pour toi et moi / Cette fille n'est pas aux gars...»
Ça se précise au refrain: «Sa bouche et sa toison d'or sont pour une rouquine / Ta moustache de matamore, ça ne paie pas de mine / Tu peux ramper comme un chien ou manger dans sa main / Rien en cela (ne) changera / Cette fille n'est pas pour toi / Cette fille n'est pas aux gars...» Vrai comme je vous le dis.
Citons vite Gerry Joly, country aussi, pour se remettre: «Mille après mille je suis triste / Mille après mille je m'ennuie / Mille après mille sur la route / Tu ne peux pas savoir comme je peux t'aimer.» Tout est dit: quand Willie et mille autres la chantent, celle-là, on est transporté. Le sentiment est pur, l'expression, parfaitement simple et belle: le problème, chez les Pierre Le Page du country, est de vouloir faire le fin.
Quand Mara Tremblay, sur le mode country, se lamente qu'elle veut être «tout nue avec toi», on comprend l'intention, le verbe, l'urgence, tout. Le country réussi est la chose la plus parfaite qui soit. Arcand en parle dans Cow-boy dans l'âme: «C'est la célébration de la simplicité même du quotidien et de l'ordinaire. Je me souviens d'avoir été frappé en lisant un entretien où Leonard Cohen affirmait lui-même n'être au fond d'un chanteur country.» Dylan dirait la même chose. Richard Desjardins aussi, il le dit même à Renée Martel dans sa chanson À un coeur de cristal: «Par où commencer / Je sais juste pas où finir / J'voudrais pas tout briser / Surtout mon beau souvenir...»
En vérité, la culture country, osons le lieu commun puisqu'il n'est pas commun pour rien, est la culture de valeurs fondamentales, exprimées dans les chansons autant que dans la manière de vivre. On dit ce qu'on ressent comme ça vient, on s'amuse sans gêne, on aime le contact chaleureux des gens. D'où la popularité jamais démentie des festivals.
De Saint-Tite, Melissa Maya est encore une fois épatée: «Un véritable magma. Pendant les dix jours, il y a 650 000 personnes qui viennent dans ce village de 4000 habitants. «C'est comme si la population des États-Unis débarquait à Montréal, expliquait le directeur du festival à une émission d'Espace Musique. Il se passe tellement d'affaires en même temps: rodéos, cuisson de chocolat frit... J'ai même entendu quelqu'un crier dans un haut-parleur: "Début du concours de parking en parallèle sans les mains!" Saint-Tite est une ville sur le party.»
Et si le country était, permettez une image à gros traits, le passeport qui permet l'entrée au pays du bonheur, fût-ce le bonheur où parfois l'on pleure? Et si le country était l'exutoire du Québec? Paul Daraîche, qui a écrit la magnifique, tendre et chavirante ballade country Perce les nuages pour son père décédé, a les mots pour le dire: «C'est pas compliqué, ils ont du fun, le monde country.»
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Ce dossier sur le country s'inscrit dans le cadre d'un partenariat ente Le Devoir et l'Office national du film. Le Devoir publiera trois dossiers en appui à trois oeuvres Web produites par l'ONF et intégrées à notre site Web.