L'entrevue - La face cachée des Schtroumpfs

Les apparences sont parfois trompeuses. On les croyait franchement inoffensifs, avec leur visage mafflu, leur bleu réconfortant, leur joie de vivre communicative, leurs balades en forêt, leurs aventures extravagantes et parfois désopilantes. Que non! Les Schtroumpfs, cette communauté du neuvième art mise au monde en 1958 par Pierre Culliford, alias Peyo, et dont les aventures s'apprêtent à prendre le contrôle des grands écrans à la fin de cette semaine, dans Les Schtroumpfs en 3D, auraient eux aussi des squelettes dans le placard.

Et pas les moindres: ensemble, ils seraient l'incarnation d'une utopie totalitaire, d'une communauté hautement policée empreinte d'antisémitisme, de stalinisme et versée dans l'abrutissement de ses petits membres, croit le politicologue français Antoine Buéno. L'homme vient d'en faire la démonstration même dans Le Petit Livre bleu (Hors Collection), un exercice de style, plus qu'un brûlot, qui propose une analyse critique et politique de la société des Schtroumpfs. Attention, ça déschtroumpfe!

«J'ai toujours aimé les Schtroumpfs et je continue avec ce bouquin de m'amuser avec eux, mais d'une façon plus intellectuelle», lance l'auteur à l'autre bout du fil. Le Devoir l'a joint il y a quelques jours à Paris, où il est, entre autres, maître de conférence à Sciences Po. «Depuis toujours, plusieurs caractéristiques de cet univers me fascinaient, comme le collectivisme, le communisme de cette société dirigée par un personnage en rouge et qui a comme ennemi Gargamel, dont le faciès emprunte aux codes visuels des caricatures antisémites du régime nazi... Ces éléments sont troublants et je voulais me pencher dessus de manière plus rigoureuse pour en comprendre la mécanique».

Pas sûr que le Grand Schtroumpf va apprécier cette curiosité mal placée. C'est qu'en près de 200 pages, Buéno démontre sans peine que les petits bonhommes bleus et blancs de Peyo, et leur chef, sont finalement de fieffés anticapitalistes qui cultivent l'utopie dans une société de félicité puritaine, angoissée par le progrès et un brin intolérante où le sens du collectif s'étale avec une ostentation suspecte. En gros.

«Lorsque Peyo parle des Schtroumpfs, c'est en réalité des hommes qu'il traite, de ce qu'ils sont, ou plutôt de ce qu'ils devraient être», écrit-il. Selon lui, toutefois, le projet politique, qu'il est possible aujourd'hui de mettre au jour, n'aurait pas été calculé par Peyo, qui a simplement donné vie à ses créatures à la fin des années 1960, dans une Europe vivant au rythme des Trente Glorieuses et de la guerre froide, principalement, où l'environnement de l'époque a à coup sûr guidé inconsciemment sa plume.

Schtroumpfs et Marx

Ceci expliquerait donc cela, et surtout cet idéalisme que les Schtroumpfs exposent avec un bonheur flagrant, dans un village situé nulle part, impossible à atteindre sans un de ses membres, où l'argent n'existe pas, où le progrès est présenté comme une tare, où l'ascétisme est une norme, comme autant d'éléments consubstantiels aux régimes utopiques, dit Buéno.

Les Schtroumpfs sont aussi réfractaires au commerce et font volontiers leur le concept marxiste du «de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins», écrit l'auteur, qui estime même que cette peur de l'argent prend forme dans leur opposition récurrente avec Gargamel, qui ne serait rien d'autre que l'incarnation de l'odieuse accumulation de richesse et du profit aveugle.

L'histoire le démontre: s'il court tant après les Schtroumpfs, ce n'est pas pour les manger, mais plutôt pour mener à terme sa quête de la pierre philosophale qui va lui permettre de transformer n'importe quel matériau vulgaire en or, apprend-on dans Les Schtroumpfs noirs (1963). Le Schtroumpf est le dernier ingrédient qu'il lui faut.

La démocratie, ces êtres imaginaires n'aiment pas trop, ça non plus, comme l'a exposé avec amusement Peyo dans Le Schtroumpfissime (1965), qui pose le cadre d'une société où le libre choix et les élections mènent forcément au fiasco. Pour eux, le bonheur passe par le dirigisme du Grand Schtroumpf, qui régente les grandes lignes de la vie de communauté, prend les décisions importantes, règle les conflits et assure le collectivisme de la production de biens et de service, «teinté d'égalitarisme prolétarien», comme à l'époque de l'ex-URSS. Le tout dans un environnement où la faucille et le marteau, symbole du communisme, sont des accessoires de base pour ces petites bêtes qui ne se gênent pour les montrer aux lecteurs.

Buéno note aussi que l'entretien du barrage ressemble aux grands travaux de l'ère stalinienne et qu'en 1970, c'est bien Le Cosmoschtroumpf, en référence au radical spatial utilisé par l'Union soviétique, qui a été publié, et non pas L'Astroschtroumpf ou Le Spatioschtroumpf. Autant de coïncidences qui conduisent même l'auteur à imaginer le Grand Schtroumpf en «petit père des Schtroumpfs», allusion au petit père des peuples, et à consacrer un chapitre au Schtroumpf à lunettes, qui serait finalement, pour lui, une relecture schtroumpfesque de... Léon Trotski. Sérieux.

Honnis, puis aimés

On ne s'en étonnera donc pas. «Les États-Unis ont été réticents pendant longtemps à laisser entrer ces personnages dans leur pays», raconte l'auteur, tout en précisant: «En anglais, on les appelle Smurfs, et plusieurs personnes là-bas ont affirmé que cela était l'acronyme de Small Men Under Red Forces [petits hommes sous l'influence de forces rouges] ou encore Small Men Under Red Father [petits homme sous l'influence d'un père rouge]». À moins que ce ne soit à cause des composantes antisémites portées par Gargamel, racistes, émergeant des Schtroumpfs noirs, ou encore à cause du parler schtroumpf que ces créatures sont parfois regardées d'un mauvais oeil.

Pour Buéno, le schtroumpf, comme langage, peut être assimilé à la novlangue imaginée par Orwell dans son 1984 et qui, dans le village des Schtroumpfs, tout comme à Océania, vient «gommer les subtilités intellectuelles, bride la pensée, désarme l'esprit critique et rend donc les Schtroumpfs dociles et manipulables», dit-il. Tout pour faire vaciller un monde à l'innocence finalement précaire.

En Europe, ce bouquin a été reçu comme un schtroumpf dans la mare par plusieurs intellos qui ont accusé Antoine Buéno de mener un énième projet moralisateur sur le dos d'icônes de la culture populaire, comme Tintin, qui y a goûté parfois. Or, le principal intéressé s'en défend, lui qui, dès les premières pages, reconnaît vouloir seulement avec cette étude «superposer une approche d'adulte à une perception enfantine». Et il résume: «Mieux vaut exercer son intelligence à des conneries que sa connerie à des choses intelligentes.»

«Au final, cette analyse devrait davantage donner envie de replonger dans le monde de Peyo plutôt que de la bannir, croit-il. Elle met en relief non pas un problème, mais plutôt une réalité: les Schtroumpfs, comme oeuvre littéraire, ont un niveau intellectuel plus élevé qu'il n'y paraît.» Mais surtout, avec leur grande naïveté, leur facilité à déclencher individuellement des micro-drames que leur société — ou le Grand Schtroumpf — vient réparer à la fin et leur romantisme niaiseux avec les Schtroumpfettes, les Schtroumpfs confirment aussi que peu importe sous quel angle on les regarde, ils finissent toujours par remplir leur fonction première: divertir.

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