Réinventer la ville - Anarchie sur les trottoirs

Il faut plus que du béton et de l'asphalte pour développer une rue, un quartier, une ville à échelle humaine. Le Devoir poursuit sa série intermittente sur les exemples québécois à suivre et les erreurs à ne plus répéter. Aujourd'hui: comment aménager un trottoir?
Un coin de la Main, un après-midi d'été. Les voitures s'arrêtent au feu en remontant le boulevard. Les cyclistes louvoient entre les véhicules et s'engagent rapidement vers l'est dans l'avenue des Pins en frôlant les piétons qui trépignent en attendant le signal de départ, les deux pieds dans la rue. Vers l'ouest, dans l'avenue, des cônes et des panneaux annoncent un chantier de reconstruction des infrastructures souterraines en train d'éventrer la chaussée sur des dizaines de mètres carrés. D'autres piétons et d'autres cyclistes bravent déjà les interdits en passant les marqueurs orangés.«Montréal est reconnu comme une ville anarchique, enfin, tout est relatif, alors disons relativement anarchique», commente Juan Torres, en observant le désordre fonctionnel qui l'entoure. Professeur adjoint de l'Institut d'urbanisme de l'Université de Montréal, il se spécialise dans l'étude de la mobilité urbaine et du transport actif. «La mentalité joue, mais les aménagements aussi conditionnent le comportement, poursuit-il. Sans avancée de trottoir par exemple, ici, les piétons attendent le feu dans la rue. Et le feu reste trop longtemps au rouge, alors ils s'impatientent et ils traversent.»
Les règles de conduite influencent également le comportement. Le professeur souligne que les codes de la route procèdent d'un paradigme plaçant la voiture au centre des déplacements. Le Code de la sécurité routière du Québec n'accorde finalement au piéton qu'un seul avantage: la priorité aux intersections, d'ailleurs peu respectée ici.
«Ces codes cherchent à favoriser la sécurité et le dégagement pour les voitures, dit M. Torres. Le vélo et la marche y sont secondaires. Aujourd'hui, Montréal propose des milliers de Bixi, fait la promotion du vélo et de la marche, mais dans le cadre d'un code désuet, archaïque, incompatible.»
Il explique alors que la Belgique a plutôt opté pour un Code de la rue beaucoup mieux adapté à la mobilité urbaine contemporaine. Ce cadre juridique datant de 2003 protège toujours le plus faible contre les déplacements menaçants du plus fort. Un camion doit, par exemple, ralentir sur l'autoroute pour ne pas inquiéter ou menacer les autos. Les trottoirs traversants s'imposent de plus en plus dans les petites rues. Ces aménagements forcent les véhicules, motorisés ou non, à grimper à la hauteur des trottoirs au lieu de rabaisser les piétons sur la chaussée. L'effet d'apaisement est immédiat. En plus, les cyclistes peuvent circuler en sens inverse des voitures dans certaines artères, là encore pour pacifier la circulation. Paris suit maintenant beaucoup de ces exemples.
Think Big in Montreal
La rencontre montréalaise a lieu devant la brasserie japonaise Big in Japan, boulevard Saint-Laurent, entièrement refait au milieu de la dernière décennie. Entre la vitrine du restaurant et certaines lourdes pièces du mobilier urbain (un lampadaire, un support à vélos, une borne-fontaine), le dégagement pour la circulation piétonne ne dépasse pas 1,5 mètre. Deux poussettes ne peuvent pas se croiser. Ni trois personnes de front, même si aucune n'abuse de son droit à l'obésité. Et tout ça, on le répète, dans une artère majeure qui a été entièrement refaite très récemment.
«C'est quand même une grande amélioration, corrige le professeur Torres. L'espace est bien défini et la promenade demeure très agréable ici. Cela dit, le couloir de circulation n'est pas assez large, c'est vrai, pour un lieu aussi achalandé.»
L'avenue du Mont-Royal, sur le Plateau, se fait encore plus chiche avec les piétons. Les terrasses rapetissent tellement les bandes de circulation que, parfois, de petites queues se forment avant les goulots d'étranglement où l'on peut à peine se croiser. On repassera pour l'expérience urbaine à échelle humaine.
«Le mobilier permanent pose des obstacles, mais il faut aussi faire avec le mobilier éphémère des commerçants», commente alors le professeur Torres en désignant des pots de fleur, un panneau annonçant un solde, une terrasse, des vélos stationnés et même un tapis rouge. «Les chantiers de construction aussi empiètent sur la voie publique. Un trottoir, finalement, demeure rarement tel qu'il a été idéalement conçu. C'est encore plus vrai ici, alors que Montréal multiplie les travaux sur son réseau très dégradé.»
Impact sur les déplacements
Le spécialiste lui-même commence à s'intéresser à l'étude de l'impact des chantiers sur les déplacements en vélo et à pied. «Tous les éléments de sécurité et d'avertissement placés autour d'un chantier sont pensés pour la voiture, résume-t-il. La signalétique ne respecte pas les caractéristiques fondamentales du déplacement plus lent, à pied ou à vélo. Cette négligence a de forts impacts sur certains piétons à risque, les parents avec des poussettes par exemple.»
Certaines portions de trottoir, même sans chantier, pour ainsi dire au naturel, finissent aussi par étonner. Pourquoi, par exemple, planter des poteaux de stationnement aux cinq mètres, alors qu'une borne centrale suffit pour distribuer des billets déposés ensuite sur le tableau de bord? Le système fonctionne très bien dans les stationnements en libre-service de la ville et partout ailleurs dans le monde. En plus, les disgracieux poteaux identifiant les places de stationnement deux par deux compliquent le slalom des déneigeuses de trottoirs.
Il y a des contre-exemples, ici même, heureusement. Les éléments du beau mobilier urbain du Quartier international sont regroupés en grappes pour dégager le maximum d'espace de circulation sur des dalles en pierre de taille. Évidemment, de tels aménagements coûtent bonbons.
Montréal compte plus de 6500 km de trottoirs. Presque de quoi rallier Vancouver et en revenir. Ces bandes de ciment encadrent 4100 km de voies de circulation de tous formats et près d'un demi-millier de kilomètres de pistes cyclables. La durée de vie moyenne d'une chaussée oscille autour de trois décennies.
Le professeur Torres s'inquiète alors de voir des chantiers récents reproduire les mêmes erreurs héritées, par exemple en ne tenant pas compte du vieillissement de la population. Il regrette finalement des normes négligeant les différentes réalités à l'intérieur même d'une cité. À deux intersections de l'avenue des Pins et du boulevard Saint-Laurent, le Théâtre de Quat'Sous tout neuf a un trottoir refait à l'identique, pas plus large que l'ancien, alors que, certains soirs, des dizaines de personnes y attendent l'ouverture des portes pour le spectacle.
«Ici aussi, l'aménagement doit bien influencer le comportement, conclut Juan Torres. La ville est dynamique, c'est un peu un organisme vivant. Chaque intervention amène des conséquences et des réactions...»