Les expropriés de Turcot

D'ici un an et demi, l'immeuble presque centenaire du 780, rue Saint-Rémi dans le quartier Saint-Henri, à Montréal, sera rasé pour céder la place à l'échangeur Turcot. On a beaucoup parlé de la reconstruction de ce symbole d'une modernité surannée, mais peu de l'immeuble en contrebas. Derrière les murs de brique rouge, on trouve pourtant 98 lofts lumineux. Aujourd'hui, et toute la semaine prochaine, Le Devoir vous emmène à la rencontre des expropriés de cet immeuble Yacoubian.
Dans les années 1960, lors de la construction de l'échangeur, c'est plusieurs milliers de personnes qui avaient été expropriées des quartiers de Saint-Henri et de la Petite Bourgogne. Cette fois, c'est la centaine de locataires des 98 lofts du 780, rue Saint-Rémi qui se retrouveront sur le pavé avant la fin de l'année prochaine.
Depuis la rue Saint-Rémi, l'extrémité sud du bâtiment se dessine au loin parmi les herbes folles, qui longent la voie du Canadien National (CN). C'est la voie d'accès privilégiée pour les piétons et les cyclistes. Sur le site Internet de l'architecte Pierre Zovilé, un des plus anciens résidants du 780, des photos d'archives du CN rappellent l'époque révolue où d'antiques locomotives à vapeur déchargeaient leur cargaison de tabac dans la bâtisse. Sur d'autres images, des dizaines d'ouvriers posent fièrement aux côtés de leurs trains, au centre de ce qui était alors un des coeurs industriels du Canada des années 1930.
L'édifice, construit en 1922, est l'oeuvre de Sir Mortimer Davis, le «roi du tabac», président de l'Imperial Tobacco Company of Canada, alors en guerre ouverte avec son grand rival de l'époque, la Macdonald Tobacco de William Christopher Macdonald. Le terrain était idéal pour y bâtir un gigantesque séchoir à tabac sur trois étages. Le bâtiment de brique rouge, construit pour résister au feu et aux tremblements de terre, est resté en fonction jusqu'aux années 1950, avant de servir au recyclage du coton des vieilles guenilles.
Michel Charbonneau, le plus ancien des locataires, se souvient encore de sa première visite des lieux en 1983. «Le bâtiment était à l'abandon et servait parfois de repaire aux Hells Angels. Je me souviens du soleil qui perçait à travers les fenêtres brisées des immenses baies vitrées. Une nuée d'oiseaux s'est envolée quand j'ai ouvert la porte. On se serait cru dans un film hollywoodien.»
Quinze ans plus tard, le promoteur immobilier Sam Fattal rachetait le bâtiment avec le projet de le transformer en immeuble résidentiel. Il a construit des cloisons pour délimiter une trentaine d'espaces par étage, et bientôt les premiers locataires sont arrivés.
Quatre murs, pour une surface de 700 pieds carrés sur 15 pieds de haut, une arrivée d'eau et d'électricité, le tout à un prix imbattable de 500 $ par mois, charges comprises, une aubaine pour des bricoleurs motivés et débrouillards. «Des bâtiments comme ça, on n'en fait plus», insiste Minka Sicklinger, une illustratrice australienne, résidante des lieux.
«L'espace, ça ouvre l'esprit», estime Pierre Zovilé. Alors, les résidants se sont construit l'appartement de leurs rêves, patiemment, des «projets de vie plus que des appartements», des endroits pour «créer et vivre décemment» où exercent aujourd'hui de nombreux artistes et travailleurs autonomes.
Début 2009, lorsque les premières rumeurs d'expulsion ont commencé à circuler, les résidants du quartier se sont réunis en comité, avec l'aide du POPIR-Comité Logement. Les expropriations prévues à Saint-Henri, de 167, ont chuté à 106, dont 98 pour le seul 780, Saint-Rémi. L'espoir était encore de mise jusqu'au printemps de cette année, quand les résidants ont reçu leur avis d'expropriation.
Au printemps 2009, les habitants du 780 avaient remis un rapport au BAPE dans le cadre de son enquête sur le projet de reconstruction du complexe Turcot pour l'informer du «cas exceptionnel du 780, Saint-Rémi». Dans ce bâtiment, écrit le comité des résidants, «il y a de véritables petits bijoux de design tous uniques, comme chacun d'entre nous. Nous avons investi dans ces espaces non seulement notre argent, notre énergie, et notre temps, mais aussi notre créativité».
Pour Pierre Zovilé, un touche-à-tout originaire du centre de la France, «c'est ça, un bâtiment durable. C'est pas un immeuble avec une thermopompe, c'est un endroit où on peut rester, évoluer, et s'adapter aux grands événements de la vie, arrivée des enfants, perte de travail. On doit être capable de se reconstruire dans son espace».
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Valérian Mazataud est un photojournaliste indépendant, basé à Montréal. Il a collaboré à plusieurs journaux et magazines du Québec et de l'étranger dans les dernières années, dont Le Devoir. Il a remporté l'année dernière la bourse AJIQ-Le Devoir.
Au départ, l'idée était de raconter une histoire à propos de Turcot, plutôt que de reparler des faits. Assez vite, les réunions de Mobilisation Turcot ont orienté le reporter vers Pierre Zovilé et le 780, rue Saint-Rémi. Avec l'aide de Michel Charbonneau, il est entré en contact avec neuf résidants qui lui ont ouvert leurs portes pour des rencontres de une à trois heures de la fin mai à la mi-juin.
Le bâtiment et ses fortes individualités se prêtaient à merveille à une galerie de portraits. La composante Internet s'est imposée pour documenter, enregistrer et rendre justice à la diversité des aménagements et des individus rencontrés.
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