Havre-Saint-Pierre, la vie de voisine de chantier

Ça sent l'aquarium. Une odeur délicieuse jusqu'au tourment de mer, de varech et de poissonnerie proche. Une brume dense est accrochée au littoral. C'est le fin matin. Trois hommes grillent une cigarette et boivent un café devant Boni-Soir. L'établissement sert le meilleur café en ville. Ici, pas de Tim Hortons. «Mais ça s'en vient! Y a des rumeurs!», lance le patron de Boni-Soir, pas spécialement inquiet de ce futur compétiteur qui pourrait lui voler sa clientèle. «Mon seul problème actuellement, c'est le manque de main-d'oeuvre. Vous n'avez pas remarqué que le lait ici est plus cher qu'ailleurs?»
Et quel lien fait-il entre lait et manque de main-d'oeuvre? «Tout le monde est parti travailler au chantier de La Romaine, où c'est plus payant.» Alors ceux qui sont restés ont fait grimper les enchères. À Havre-Saint-Pierre, le salaire minimum atteint jusqu'à 14 $ l'heure. «Ça fait gonfler les prix chargés aux consommateurs et le prix du lait, voilà», conclut le propriétaire de Boni-Soir.
Vivre à côté d'un trésor
Sont comme ça, ceux qu'on appelle les Cayens. Pas spécialement des excités. Ils en ont vu d'autres. C'est inscrit dans leurs gènes. Descendants de six familles acadiennes chassées de leurs terres lors du Grand Dérangement, ils ont d'abord échoué aux Îles-de-la-Madeleine, avant de venir s'installer, en 1857, en ces lieux situés entre Sept-Îles et Natashquan, sur la rive nord du golfe du Saint-Laurent. Havre-Saint-Pierre est un abri naturel, protégé par un chapelet d'îles et d'îlots: l'archipel de Mingan. «On a longtemps ignoré qu'on vivait à côté d'un trésor», fait Julien Boudreau, le préfet de la MRC de la Minganie, dont Havre-Saint-Pierre est le pôle. «Sauf une personne parmi nous: le poète Roland Jomphe.»
Lui savait. Le poète, dont la Maison de la culture — l'ancien magasin général — du Havre porte le nom, avait eu l'intuition avant tout le monde de l'inestimable valeur de cet archipel qui s'étend de Longue-Pointe-de-Mingan, à l'ouest, à Aguanish, à l'est. Joyau traversé de myriades d'oiseaux de mer, où poussent des campanules rares et restent prostrés depuis des temps immémoriaux d'étranges fantômes de calcaire, les monolithes qui attirent là les amants de sauvagerie et de beauté.
Trois dates ont changé pour toujours le destin de Havre-Saint-Pierre. D'abord 1976. «C'est l'année où la route 138, enfin rendue jusqu'à nous, a été inaugurée. Ce fut une sorte de délivrance», explique le préfet. Les Cayens sortaient de l'enfermement. Autre appel d'air: en 1987. «C'est la création du parc national de l'Archipel-de-Mingan qui allait ouvrir nos richesses aux touristes.» Enfin, 2009. «L'arrivée ici d'Hydro-Québec, avec un projet de barrage de 8 milliards, c'est majeur. On l'attendait depuis près de 40 ans.»
«C'est le temps d'acheter au Havre, on va y construire des barrages! On nous avait dit ça en... 1977!» Ginette Chouinard et son mari vivaient alors à Sept-Îles, ils étaient jeunes, un peu fous. Ils laissent tout derrière eux et partent. «On a acheté un restaurant qui s'appelait Chez Julie.» Peu après, le projet de barrages sur la Romaine est disparu des radars d'Hydro-Québec. «Mais nous, on est restés. Nos premières années ont été difficiles.»
Aujourd'hui, le restaurant est devenu une véritable institution, non seulement locale, mais régionale et au-delà. «On a fait notre succès juste avec le bouche-à-oreille!» lance Ginette Chouinard. La pizza aux fruits de mer de Chez Julie: incontournable. «Après l'ouverture de la route 138, notre clientèle, c'était plutôt les sacs à dos. Après, ç'a été les autobus de personnes âgées. Aujourd'hui, c'est une clientèle mélangée: population locale, gens d'affaires, touristes, et depuis que le projet de La Romaine est lancé, les familles qui descendent voir un proche qui travaille au chantier.»
Un mégaprojet aux portes d'une petite municipalité, «bien sûr que ça bouleverse notre vie!» s'exclame Berchmans Boudreau, le maire. Havre-Saint-Pierre, jusque-là, avait déroulé sa vie au rythme d'une pêche florissante, des visiteurs attirés par l'archipel de Mingan et de la mine de titane, propriété de Rio Tinto Fer et Titane, le gros employeur du coin. Sans tambour ni trompette. «La ville s'est développée petit à petit, graduellement. On n'a jamais connu de boom comme à Sept-Îles avec le fer, mais jamais non plus de dégringolade.»
La brume s'estompe doucement. On commence à discerner le contour des îles fameuses, qui ont l'air de sortir des nuages. Au quai, les travailleuses de l'usine de poisson prennent une pause sous les rayons furtifs.
On imagine peut-être les 1500 travailleurs de La Romaine littéralement envahir les 3500 habitants de Havre-Saint-Pierre. Non. Les employés du barrage vivent sur un chantier situé à 50 km du Havre. Ils travaillent 32 jours consécutifs, en alternance avec 10 jours de congé. Et la plupart d'entre eux se dépêchent de rentrer chez eux aussitôt que la sirène crie délivrance, ramenés par des vols vers Montréal et Québec.
Pas de Klondike
Ce ne sont pas tant les travailleurs de La Romaine eux-mêmes que leurs effets collatéraux, si l'on ose dire, qui suscitent l'effervescence à Havre-Saint-Pierre et qui chamboulent l'existence des Cayens. Des entrepreneurs de tous poils, sous-traitants, commerçants, entrepreneurs, viennent s'y installer. «Et surtout, cette ébullition a provoqué le retour de plusieurs de nos jeunes qui voient maintenant un bel avenir ici», dit le maire. Il manque de places en garderie. Une plus grande affluence est perceptible au Centre de santé et dans les commerces. Il y a quelques maisons et rues nouvelles, un quai qu'on refait pour accueillir des bateaux de croisière, une salle de spectacle à venir, un nouveau traiteur, une nouvelle salle de conditionnement physique. Bref, une plus grande circulation de personnes et de biens, un vent de fraîcheur.
Mais de Klondike, pas. «On nous avait conseillé de doubler la capacité de notre restaurant, vous vous imaginez!», raconte Ginette Chouinard. Havre-Saint-Pierre a même son éléphant blanc dressé près du centre d'achats: un complexe hôtelier qui a coûté des millions et qui n'a jamais servi. Pas plus que n'a servi un permis de danseuses nues obtenu par un bar de la ville pour une éventuelle clientèle de gars de La Romaine.
Tout de même, Hydro-Québec s'est engagée à payer de généreuses redevances à Havre-Saint-Pierre et aux municipalités voisines pendant 50 ans. La première tranche tombera en 2014, avec le début du turbinage. «En 2019-2020, les redevances d'Hydro-Québec constitueront 60 % de notre budget», dit le maire. «Toute ma vie, j'ai travaillé sur la décroissance», confie le préfet Julien Boudreau. Havre-Saint-Pierre et les autres municipalités de la Minganie avançaient leurs pions tant bien que mal, bouclant des budgets trop maigres et des projets concentrés sur les services de base. «C'est plus motivant de travailler sur la croissance, je vous jure!» ajoute-t-il.
La brume est maintenant disparue, découvrant les îles au trésor plantées dans l'horizon proche, comme des paquebots verdoyants à vent et à vapeur. Sur la promenade des Anciens qui longe la mer, on peut voir un bateau de pêcheur en cale sèche, dont la coque rouge brille au soleil: Le refus global.
«Y a évidemment des gens qui refusent que ça change, soutient le maire Boudreau. Le projet de La Romaine et ses conséquences sur notre milieu les dérangent. C'est vrai que tout nous appartenait avant. Aujourd'hui, il faut partager avec d'autres les beautés sauvages, les rivières à saumons, les sentiers, les richesses.» «Tout a changé et, en même temps, rien n'a changé, affirme Patrick Cadieux, le directeur de CILE-MF, la radio communautaire de Havre-Saint-Pierre. On continue de manger des feuilles de navet et du bouilli de chou. Et nos jeunes sont restés étonnamment accros aux chansons acadiennes et country.»
C'est le Havre-Saint-Pierre éternel. Au milieu des grues et des pelles mécaniques.
Et quel lien fait-il entre lait et manque de main-d'oeuvre? «Tout le monde est parti travailler au chantier de La Romaine, où c'est plus payant.» Alors ceux qui sont restés ont fait grimper les enchères. À Havre-Saint-Pierre, le salaire minimum atteint jusqu'à 14 $ l'heure. «Ça fait gonfler les prix chargés aux consommateurs et le prix du lait, voilà», conclut le propriétaire de Boni-Soir.
Vivre à côté d'un trésor
Sont comme ça, ceux qu'on appelle les Cayens. Pas spécialement des excités. Ils en ont vu d'autres. C'est inscrit dans leurs gènes. Descendants de six familles acadiennes chassées de leurs terres lors du Grand Dérangement, ils ont d'abord échoué aux Îles-de-la-Madeleine, avant de venir s'installer, en 1857, en ces lieux situés entre Sept-Îles et Natashquan, sur la rive nord du golfe du Saint-Laurent. Havre-Saint-Pierre est un abri naturel, protégé par un chapelet d'îles et d'îlots: l'archipel de Mingan. «On a longtemps ignoré qu'on vivait à côté d'un trésor», fait Julien Boudreau, le préfet de la MRC de la Minganie, dont Havre-Saint-Pierre est le pôle. «Sauf une personne parmi nous: le poète Roland Jomphe.»
Lui savait. Le poète, dont la Maison de la culture — l'ancien magasin général — du Havre porte le nom, avait eu l'intuition avant tout le monde de l'inestimable valeur de cet archipel qui s'étend de Longue-Pointe-de-Mingan, à l'ouest, à Aguanish, à l'est. Joyau traversé de myriades d'oiseaux de mer, où poussent des campanules rares et restent prostrés depuis des temps immémoriaux d'étranges fantômes de calcaire, les monolithes qui attirent là les amants de sauvagerie et de beauté.
Trois dates ont changé pour toujours le destin de Havre-Saint-Pierre. D'abord 1976. «C'est l'année où la route 138, enfin rendue jusqu'à nous, a été inaugurée. Ce fut une sorte de délivrance», explique le préfet. Les Cayens sortaient de l'enfermement. Autre appel d'air: en 1987. «C'est la création du parc national de l'Archipel-de-Mingan qui allait ouvrir nos richesses aux touristes.» Enfin, 2009. «L'arrivée ici d'Hydro-Québec, avec un projet de barrage de 8 milliards, c'est majeur. On l'attendait depuis près de 40 ans.»
«C'est le temps d'acheter au Havre, on va y construire des barrages! On nous avait dit ça en... 1977!» Ginette Chouinard et son mari vivaient alors à Sept-Îles, ils étaient jeunes, un peu fous. Ils laissent tout derrière eux et partent. «On a acheté un restaurant qui s'appelait Chez Julie.» Peu après, le projet de barrages sur la Romaine est disparu des radars d'Hydro-Québec. «Mais nous, on est restés. Nos premières années ont été difficiles.»
Aujourd'hui, le restaurant est devenu une véritable institution, non seulement locale, mais régionale et au-delà. «On a fait notre succès juste avec le bouche-à-oreille!» lance Ginette Chouinard. La pizza aux fruits de mer de Chez Julie: incontournable. «Après l'ouverture de la route 138, notre clientèle, c'était plutôt les sacs à dos. Après, ç'a été les autobus de personnes âgées. Aujourd'hui, c'est une clientèle mélangée: population locale, gens d'affaires, touristes, et depuis que le projet de La Romaine est lancé, les familles qui descendent voir un proche qui travaille au chantier.»
Un mégaprojet aux portes d'une petite municipalité, «bien sûr que ça bouleverse notre vie!» s'exclame Berchmans Boudreau, le maire. Havre-Saint-Pierre, jusque-là, avait déroulé sa vie au rythme d'une pêche florissante, des visiteurs attirés par l'archipel de Mingan et de la mine de titane, propriété de Rio Tinto Fer et Titane, le gros employeur du coin. Sans tambour ni trompette. «La ville s'est développée petit à petit, graduellement. On n'a jamais connu de boom comme à Sept-Îles avec le fer, mais jamais non plus de dégringolade.»
La brume s'estompe doucement. On commence à discerner le contour des îles fameuses, qui ont l'air de sortir des nuages. Au quai, les travailleuses de l'usine de poisson prennent une pause sous les rayons furtifs.
On imagine peut-être les 1500 travailleurs de La Romaine littéralement envahir les 3500 habitants de Havre-Saint-Pierre. Non. Les employés du barrage vivent sur un chantier situé à 50 km du Havre. Ils travaillent 32 jours consécutifs, en alternance avec 10 jours de congé. Et la plupart d'entre eux se dépêchent de rentrer chez eux aussitôt que la sirène crie délivrance, ramenés par des vols vers Montréal et Québec.
Pas de Klondike
Ce ne sont pas tant les travailleurs de La Romaine eux-mêmes que leurs effets collatéraux, si l'on ose dire, qui suscitent l'effervescence à Havre-Saint-Pierre et qui chamboulent l'existence des Cayens. Des entrepreneurs de tous poils, sous-traitants, commerçants, entrepreneurs, viennent s'y installer. «Et surtout, cette ébullition a provoqué le retour de plusieurs de nos jeunes qui voient maintenant un bel avenir ici», dit le maire. Il manque de places en garderie. Une plus grande affluence est perceptible au Centre de santé et dans les commerces. Il y a quelques maisons et rues nouvelles, un quai qu'on refait pour accueillir des bateaux de croisière, une salle de spectacle à venir, un nouveau traiteur, une nouvelle salle de conditionnement physique. Bref, une plus grande circulation de personnes et de biens, un vent de fraîcheur.
Mais de Klondike, pas. «On nous avait conseillé de doubler la capacité de notre restaurant, vous vous imaginez!», raconte Ginette Chouinard. Havre-Saint-Pierre a même son éléphant blanc dressé près du centre d'achats: un complexe hôtelier qui a coûté des millions et qui n'a jamais servi. Pas plus que n'a servi un permis de danseuses nues obtenu par un bar de la ville pour une éventuelle clientèle de gars de La Romaine.
Tout de même, Hydro-Québec s'est engagée à payer de généreuses redevances à Havre-Saint-Pierre et aux municipalités voisines pendant 50 ans. La première tranche tombera en 2014, avec le début du turbinage. «En 2019-2020, les redevances d'Hydro-Québec constitueront 60 % de notre budget», dit le maire. «Toute ma vie, j'ai travaillé sur la décroissance», confie le préfet Julien Boudreau. Havre-Saint-Pierre et les autres municipalités de la Minganie avançaient leurs pions tant bien que mal, bouclant des budgets trop maigres et des projets concentrés sur les services de base. «C'est plus motivant de travailler sur la croissance, je vous jure!» ajoute-t-il.
La brume est maintenant disparue, découvrant les îles au trésor plantées dans l'horizon proche, comme des paquebots verdoyants à vent et à vapeur. Sur la promenade des Anciens qui longe la mer, on peut voir un bateau de pêcheur en cale sèche, dont la coque rouge brille au soleil: Le refus global.
«Y a évidemment des gens qui refusent que ça change, soutient le maire Boudreau. Le projet de La Romaine et ses conséquences sur notre milieu les dérangent. C'est vrai que tout nous appartenait avant. Aujourd'hui, il faut partager avec d'autres les beautés sauvages, les rivières à saumons, les sentiers, les richesses.» «Tout a changé et, en même temps, rien n'a changé, affirme Patrick Cadieux, le directeur de CILE-MF, la radio communautaire de Havre-Saint-Pierre. On continue de manger des feuilles de navet et du bouilli de chou. Et nos jeunes sont restés étonnamment accros aux chansons acadiennes et country.»
C'est le Havre-Saint-Pierre éternel. Au milieu des grues et des pelles mécaniques.