Fusillade au centre-ville de Montréal - Enquête cherche crédibilité

Photo: - Le Devoir

La mort de deux hommes aux mains de la police de Montréal suscite une forte réprobation sociale. L'enquête de la Sûreté du Québec (SQ) souffre d'un déficit de crédibilité qui paraît insurmontable.

Il n'y a pas eu d'émeute au centre-ville au lendemain de l'intervention policière qui a coûté la vie à Mario Hamel, un homme en crise, et à Patrick Limoges, un pauvre passant atteint d'une balle perdue. Et pourtant, la colère gronde autant qu'après la mort de Fredy Villanueva à Montréal-Nord. Le mécontentement est porté cette fois par la société civile, et non la rue.

La SQ n'avait pas encore complété l'analyse de la scène de crime mardi que déjà des représentants de la Ligue des droits et libertés et du Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) déploraient le manque de transparence et de fiabilité des enquêtes des policiers sur leurs pairs en cas de mort d'homme.

Deux jours après cette tragique intervention impliquant quatre patrouilleurs du Service de police de Montréal (SPVM), la protectrice du citoyen, Raymonde Saint-Germain, ajoutait une touche de crédibilité à cette critique sociale instinctive. «On ne fait pas confiance à l'enquête qui aura lieu, à tort ou à raison, a constaté Mme Saint-Germain. Il y a un scepticisme qu'on peut comprendre.»

Le défunt criminologue Jean-Paul Brodeur avait trouvé une expression en or pour décrire l'état d'esprit des policiers qui enquêtent sur leurs semblables. Affligés d'une «vision en tunnel disculpatoire», ils colligent la preuve et l'interprètent de manière à tirer leurs collègues d'embarras.

Le rapport publié en février 2010 par la protectrice du citoyen se basait sur une prémisse que connaissent les politiciens aguerris: même les perceptions les plus fausses sont réelles dans leurs conséquences. Tout en reconnaissant la bonne foi des policiers, Mme Saint-Germain constatait que les enquêtes des policiers sur leurs pairs manquent d'encadrement, de transparence et d'indépendance, avec le résultat qu'elles inspirent la méfiance de la population.

Elle suggérait la création d'un bureau d'enquête indépendant, formé de civils et de policiers retraités, pour enquêter sur les forces de l'ordre. Une recommandation reprise telle quelle par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJQ) dans son rapport récent sur le profilage racial.

La pression est tellement forte qu'elle a obligé le ministre de la Sécurité publique, Robert Dutil, à se commettre publiquement, jeudi, sur l'opportunité de réviser le processus d'enquête. La veille, il se disait pourtant incapable d'agir tant et aussi longtemps que le coroner ne publierait pas son rapport dans l'affaire Villanueva.

Décalage frappant

Dans les médias, d'ex-policiers recyclés en analystes et des porte-parole de la SQ ont fait preuve d'une démonstration d'unité après la mort de Mario Hamel et de Patrick Limoges en réitérant leur confiance à l'égard du mécanisme d'enquête.

En se portant à la défense des policiers impliqués avec autant d'empressement, ils font par ailleurs la démonstration que l'affaire est source d'un grand embarras pour les forces policières. Comment un citoyen qui n'avait rien à se reprocher a-t-il pu périr ainsi, frappé par une balle perdue?

Un porte-parole de la SQ, Guy Lapointe, a affirmé le plus sérieusement du monde qu'il est normal que les enquêteurs étudient et reconstituent la scène du crime avant de poser des questions aux patrouilleurs impliqués, pour être certains de leur poser «les bonnes questions». Normal aussi qu'il faille attendre leur sortie de l'hôpital pour les rencontrer. Après tout, ils ont subi un violent choc nerveux.

Jean-Loup Lapointe a bénéficié d'un traitement similaire dans l'affaire Villanueva, avec le résultat que l'on sait. Aucune accusation n'a été portée contre lui. Choc nerveux ou pas, les blessés avaient été interrogés rapidement... sur leur lit d'hôpital.

Au moment de mettre sous presse, les quatre patrouilleurs impliqués dans la fusillade de la rue Saint-Denis n'avaient toujours pas été rencontrés par les enquêteurs. Fait à souligner, ils ne sont pas tenus de leur parler; comme tout autre citoyen, les policiers ont droit au silence.

«Ils veulent leur donner le dernier mot, peut-être? Si c'était un citoyen qui avait fait feu, les enquêteurs n'auraient pas tardé avant de rencontrer le tireur. Quand la SQ essaie de nous faire avaler que cette procrastination est tout à fait normale, elle insulte notre intelligence», a commenté Alexandre Popovic, porte-parole de la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP).

Intervention légale

Pour l'heure, il est prématuré de blâmer les quatre patrouilleurs pour leur conduite. Mario Hamel était une bombe à retardement. Bipolaire, il consommait ses malheurs au lieu de prendre ses médicaments depuis quelques semaines. Quand son ami a refusé de lui prêter son camion, mardi matin, il a pété les plombs. Armé d'un couteau militaire, il s'est mis à éventrer des sacs à ordures, en plus de menacer un cycliste (et principal témoin).

Un policier est conditionné à se tenir loin (au moins 3,6 mètres) d'un suspect armé d'un couteau. En cas d'attaque, il court environ un risque sur deux d'y laisser sa peau.

François Van Houtte n'a pas la réputation de ménager les policiers lorsqu'il témoigne à titre d'expert en emploi de la force devant les tribunaux. Il avait démoli le travail de Jean-Loup Lapointe dans l'enquête du coroner sur la mort de Fredy Villanueva. Sur le plan légal, l'intervention de la rue Saint-Denis est défendable, estime-t-il. Les policiers sont autorisés à utiliser la force létale lorsque trois conditions sont réunies:

- ils sont en présence d'un individu qui refuse de se conformer à un ordre légitime;

- l'individu est armé ou il y a des raisons de croire qu'il cache une arme;

- l'individu est dans une position où il peut blesser ou tuer quelqu'un, et il pose un geste intentionnel (lever le bras, s'avancer, charger, etc.).

Lorsque ces trois conditions sont réunies, un policier peut ouvrir le feu, en dernier recours, pour mettre fin à la menace sur sa vie ou sur celle des autres.

«L'enquête va démontrer ces éléments, prédit François Van Houtte, qui fut policier à la GRC pendant 25 ans. Il n'y aura aucun blâme au niveau criminel.»

Et le Taser?

Le hasard a voulu qu'une femme en délire se balade dans Hochelaga avec un couteau moins de 24 heures après la fusillade du centre-ville. Elle a été maîtrisée sans peine au moyen d'un pistolet à impulsions électriques (un Taser).

Mario Hamel et Patrick Limoges seraient peut-être encore de ce monde si les policiers avaient été munis d'un Taser, une arme dont le déploiement est limité au sein du SPVM, avec l'accord de la haute direction. Seulement 17 appareils sont disponibles pour des équipes d'intervention spécialisées.

Réal Ménard, critique de Vision Montréal en matière de sécurité publique, continue de croire qu'il faut en limiter l'usage, principalement en raison des risques de défaillance cardiaque.

À son avis, le débat doit porter sur les décisions stratégiques prises par les policiers le matin du 7 juin. «Je ne comprends pas pourquoi on a dû recourir aux armes à feu, ni pourquoi quatre policiers n'ont pas pu le maîtriser autrement», s'interroge M. Ménard.

C'est là que le bât blesse. Avant de tirer, les policiers auraient dû considérer l'usage d'armes intermédiaires, tel le bâton télescopique, comme le stipule le tableau sur l'usage graduel de la force du SPVM, estime l'expert Van Houtte. «Il y a certainement une attitude américaine qui s'implante, où l'utilisation de l'arme à feu devient presque automatique», déplore-t-il.

Dans le même ordre d'idées, les policiers doivent faire de la sécurité du public une priorité absolue lors d'une intervention. «On doit toujours se poser cette question avant de tirer: qu'arrive-t-il si la balle rate la cible? La protection du public doit primer le choix des méthodes d'intervention», explique M. Van Houtte.

Dans une intervention idéale, les policiers auraient coordonné leur action pour isoler et désarmer le suspect; trois d'entre eux auraient pu utiliser la panoplie d'armes intermédiaires à leur disposition, pendant que le quatrième aurait pointé Hamel de son arme. Les policiers auraient pu gagner ainsi du temps précieux et retarder la décision fatidique et irréversible de tirer.

Les patrouilleurs avaient beau appeler Mario Hamel par son prénom et lui dire de lâcher son couteau, il est demeuré insensible à leurs appels au calme.

Le dialogue n'est pas leur arme de prédilection, à plus forte raison quand on agite sous leurs yeux un couteau de style «Rambo». Pour convaincre les jeunes policiers de l'utilité du dialogue, les formateurs ont même inventé un terme plus séduisant: le «judo verbal».

Dans une métropole marquée par le double fardeau de l'itinérance et de la maladie mentale, les policiers sont à court de moyens pour intervenir. On ne pourra jamais leur demander d'être psychiatres, mais il faut certainement parfaire leur formation sur la prise en charge des plus vulnérables.

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