Des mots pour nommer aujourd'hui le monde de demain

«On ne peut pas compter sur l’Académie française et ses immortels pour une mise à jour du vocabulaire, puisque cette institution est en retard de trois wagons sur le présent», dit Anne-Caroline Paucot, auteure française à l’origine de ce projet.
Photo: Agence France-Presse (photo) «On ne peut pas compter sur l’Académie française et ses immortels pour une mise à jour du vocabulaire, puisque cette institution est en retard de trois wagons sur le présent», dit Anne-Caroline Paucot, auteure française à l’origine de ce projet.

Le phénomène n'a pas encore été précisément nommé: les mutations sociales et technologiques en cours font aujourd'hui apparaître de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouvelles professions sans mots en français, la plupart du temps, pour les désigner. Un vide sémantique que souhaite combler l'Académie du futur et son Dictionnaire du futur, un espace collaboratif en ligne qui vise à stimuler aujourd'hui, partout dans la francophonie, la réflexion, la fabrication et la diffusion des mots pour appréhender l'avenir.

«Qu'ils soient numériques, environnementaux ou sociaux, les bouleversements actuels font émerger des objets, des usages et des concepts que l'on nomme généralement avec des anglicismes médiocres ou du franglais dont l'usage abusif contribue à appauvrir notre réflexion», lance à l'autre bout du fil Anne-Caroline Paucot, auteure française à l'origine de ce projet. Le Devoir l'a jointe hier à sa résidence parisienne. «Or, les mots sont des briques qui servent à construire la pensée. Si ces briques ne sont pas de qualité, les constructions ne peuvent pas l'être non plus.»

Les gourous du tout-technologique parlent et les exemples de briques viciées pleuvent. Ici, un «téléphone intelligent» propose une traduction hasardeuse de l'anglophone «smartphone», là, l'«infonuagique» capte malhabilement l'essence du «cloud computing», cette mise en commun de données numériques par l'entremise de serveurs informatiques distants, et le «gazouillis» peine à se répandre à la place du «tweet», ce micromessage de 140 caractères et moins qui donne du corps, parfois par la vacuité, à Twitter. Pour ne nommer qu'eux.

«La modernité, c'est aussi de nouvelles professions, de nouveaux travers qui restent encore sans nom, dit Mme Paucot. Et l'on ne peut pas compter sur l'Académie française et ses immortels pour cette mise à jour du vocabulaire, puisque cette institution est en retard de trois wagons sur le présent», ajoute-t-elle pour justifier l'existence de sa propre Académie, qui amorce lentement son implantation dans les pays membres de l'Organisation internationale de la Francophonie, dont le Québec fait partie.

À court terme, l'Académie du futur rêve d'y faire émerger près de 200 «intemporels» plutôt qu'immortels, des amoureux de la langue française chargés de canaliser dans leurs espaces culturels respectifs le travail des personnes intéressées par le jeu constructif avec le langage, expose-t-elle. Objectif: favoriser l'innovation linguistique, mais également faire rayonner les créations locales pour nommer le présent, au profit de la planète francophone tout entière, en recommandant, entre autres, aux différentes commissions de terminologie des pays francophones l'adoption des trouvailles qui méritent de se propager dans le quotidien des gens.

Les échanges ont déjà commencé par l'entremise du Dictionnaire du futur (www.dicodufutur.com), qui chaque semaine distille ces fragments d'intelligence collective cherchant à faire évoluer la langue en trouvant le mot juste pour appréhender un présent en mouvement. Côté numérique, il y a cet «anonymiseur» qui souhaite nommer la personne qui développe des technologies informatiques visant à rester anonyme dans les nouveaux espaces de communication, où la mise à nu et la collecte d'informations personnelles pourrait devenir une norme. Le «doctoir», lui, est ce miroir doté de capteurs capables de livrer en temps réel les données biométriques de la personne qui se regarde dedans, quant à la «visualitique», elle pourrait bien désigner en 12 lettres l'ensemble des systèmes qui, eux, permettent de visualiser des données numériques.

Dans d'autres champs de l'activité humaine, le concept d'«enverdeur», qui, hasard ou coïncidence, a été façonné par des amoureux de la langue française au Québec, pourrait lui aussi être voué à un bel avenir. Enverdeur? Oui, pour nommer l'«intégriste de l'écologie qui critique en permanence les pratiques pas assez vertes de ses proches», indique le Dictionnaire du futur dans ses pages numériques. Une tare en croissance de nos jours que des internautes pourraient d'ailleurs chercher à «resbrouiller», en utilisant les réseaux sociaux pour résoudre le problème.

Avec ces «robodardiste» (standardiste robotisée), «moucharoboteur» (qui détecte les robots-espions dans l'environnement) ou «provatarien» (expert en univers virtuel), l'exercice de création est à encourager, dit Mme Paucot qui voit aussi dans cette activité un geste de résistance, pas seulement contre l'anglicisation du monde. «Quand on crée un mot, c'est une façon que l'on se donne d'inventer le futur, dit-elle. C'est aussi une manière de résister à un futur imposé par des marchands de technologies qui modèlent les mots principalement pour vendre et non pas pour réfléchir.»

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