L'entrevue - L'humain, cet animal social

David Brooks, chroniqueur au New York Times
Photo: Jean-Frédéric Légaré-Tremblay David Brooks, chroniqueur au New York Times

Avant de prendre des décisions, l'humain pense. Il contrôle son destin grâce à la raison. Du moins le croit-il. Dans son nouveau livre, The Social Animal, David Brooks s'appuie sur la science pour montrer que la source de nos choix réside avant tout dans la partie immergée de notre cerveau, siège des émotions.

Washington — Dans la salle de conférence de la Brookings Institution, un important think tank à Washington, le chroniqueur du New York Times David Brooks déride la centaine de spectateurs en décrivant satiriquement les «bourgeois bohèmes» qui habitent sa cossue Bethesda, une banlieue de la capitale américaine. L'auteur, qui a dépeint avec tout autant de satire le portrait de cette nouvelle classe sociale dans Bobos in Paradise, est pourtant là pour parler d'un tout autre sujet, soit le rôle de la sphère inconsciente des émotions, des intuitions et des traits de caractère sur le cours d'une vie.

Le lien? Que les efforts conscients déployés par les membres de cette élite sociale dans leur course à la réussite — leur marathon aux résultats exemplaires pour entrer à Harvard, leurs enfants aux allures de coccinelles à la sortie de l'école parce que leur sac à dos a été rempli à craquer de livres, leur corps svelte et musculeux sculpté par les triathlons, leurs fins de semaine de séminaires sur la Chine ou sur les nouvelles technologies dans une station de ski du Colorado... — ont en fin de compte peu à voir avec leur réussite.

Ce qui est déterminant, affirme David Brooks, se trouve dans les profondeurs de l'inconscient. «Les processus mentaux qui sont inaccessibles à la conscience organisent nos pensées, forgent nos jugements, forment nos caractères et nous donnent les habiletés dont nous avons besoin pour réussir», écrit-il dans The Social Animal: The Hidden Sources of Love, Character, and Achievement, bien en selle dans le top 10 des livres les plus populaires aux États-Unis depuis sa sortie, début mars.

Une multitude d'études

Même s'il est historien de formation, Brooks tire sa conclusion après avoir fait la synthèse d'une multitude d'études issues d'une dizaine de champs universitaires, de la neuropsychologie à l'anthropologie en passant par la génétique et la sociologie.

Un exemple parmi d'autres: des chercheurs du Minnesota sont parvenus à prédire avec un taux de fiabilité de 77 %, lesquels, parmi des enfants de dix-huit mois, allaient obtenir leur diplôme secondaire, en mesurant leur niveau d'attachement aux parents. Ceux qui avaient un lien parental fort et sécuritaire à cet âge ont tendance à avoir plus d'amis à l'école, à être plus francs et honnêtes, et à moins ressentir le besoin de se valoriser dans le regard des autres. Des traits de caractère qui sont tous susceptibles de mener au bonheur et à la réussite sociale... et qui échappent à la conscience.

Brooks revient régulièrement sur les habiletés sociales. Il donne l'exemple de politiciens, qui sont des maîtres en la matière. Des hommes ou des femmes qui, sans avoir obtenu de résultats scolaires mirobolants, accèdent au Saint des Saints, en partie grâce à ces habiletés, et qui, «s'ils se tiennent trop proches de vous, ne pourront s'empêcher de vous prendre les mains, les bras et les épaules».

Émotion et raison

Lors du débat à la Brookings, plusieurs ont critiqué le déterminisme de sa thèse. «On a moins de contrôle sur notre vie qu'on voudrait bien le croire, répond David Brooks en entrevue téléphonique, mais on conserve quand même un contrôle substantiel. Vous pouvez éduquer vos émotions en lisant des livres, en écoutant de la musique. Ce n'est pas parce que ce sont des émotions que c'est hors de contrôle.»

«Vous pouvez aussi choisir votre environnement, poursuit-il. Si vous allez au collège, vous aurez un certain type d'influences; si vous allez dans l'armée, vous en aurez d'un autre genre. Vous pouvez aussi choisir la culture ou le pays dans lequel vous vivrez. Vous pouvez changer ce qui est inconscient ou, comme Aristote le comprenait, changer vos habitudes: si vous adoptez certaines manières ou étiquettes plutôt que d'autres, vous changerez votre façon de voir le monde.»

Les émotions qui logent au coeur de l'inconscient ne sont pas des désirs sexuels refoulés dans une caverne obscure, précise Brooks. Surtout, elles ne sont pas opposées à la raison; les émotions donnent une valeur aux choses et orientent les choix rationnels. Des gens qui ne ressentent plus d'émotions à la suite d'une attaque d'apoplexie ou de lésions au cerveau sont incapables de prendre des décisions, relate-t-il.

Enfin, pourquoi «animal social»? Le concept, volé à Aristote, laisse entendre que l'être humain n'est pas un individu qui entre en relation avec autrui de façon contractuelle. C'est plutôt l'inverse. Forgés dès la tendre enfance par nos liens affectifs, sensuels et intellectuels, «nous sommes d'abord des êtres relationnels, desquels émergent ensuite des individus, tranche David Brooks. [Et] votre inconscient, peut-on lire dans son livre, votre introverti intérieur, veut que vous vous emmêliez dans la toile dense des relations qui sont l'essence de l'épanouissement humain.»

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Collaboration spéciale

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Jean-Frédéric Légaré-Tremblay est présentement Public policy scholar en résidence au Canada Institute du Woodrow Wilson International Center for Scholars, à Washington D.C.

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