La prochaine cible des entrepreneurs: Turcot

Échangeur Turcot
Photo: - Le Devoir Échangeur Turcot

Collusion, corruption, mafia, retours d'ascenseur... Les milieux de la construction et de la politique sont secoués par une sérieuse tempête. Mais derrière les portes closes, entrepreneurs, firmes de génie et collecteurs de fonds ont les yeux rivés sur un seul dossier: l'échangeur Turcot.

Le complexe Turcot, avec ses quatre échangeurs, ses 15 structures, ses 12 bretelles à reconstruire et, surtout, ses 3 milliards de dollars en contrats pour les firmes d'ingénierie et les entrepreneurs, est au centre de toutes les convoitises. Et pourrait bien se retrouver au centre de plusieurs dérapages, craint-on au gouvernement du Québec.

Rien n'est encore vraiment lancé dans ce projet gigantesque, mais déjà il provoque une effervescence commerciale. «On est conscients du potentiel d'anomalies, surtout avec le travail d'enquête qui a été fait au sein de l'unité anticollusion. Certains éléments nous ont mis la puce à l'oreille», a confié une source gouvernementale.

Comme le révélait tout au long de la semaine Le Devoir, les enquêteurs de l'unité anticollusion au sein du ministère des Transports (MTQ) ainsi que l'opération Marteau se penchent actuellement sur neuf firmes de génie-conseil qui se concerteraient afin de se partager la tarte des contrats publics dans l'industrie de la construction. Ce «club des neuf», comme il est appelé, travaillerait en étroite collaboration avec un réseau de trente entrepreneurs désireux d'organiser les marchés publics.

Les entrepreneurs relèveraient d'un gros joueur qui arbitre la répartition des mandats octroyés par les municipalités de la grande région de Montréal et par les ministères des Affaires municipales et des Transports. Le «fabulous fourtheen», en référence aux 14 entrepreneurs soupçonnés d'agir de concert pour fixer les prix (tel que révélé il y a un an par Radio-Canada et La Presse), aurait récemment été élargi.

«La poule aux oeufs d'or des prochaines années, c'est Turcot. C'est l'enjeu pour ces groupes. On pourrait comparer ça au chantier du Stade olympique, dérapages compris», a expliqué une personne proche du dossier qui a requis l'anonymat.

La construction du Stade olympique a été un fiasco financier et politique monumental. Une enveloppe de 250 millions était prévue à l'origine. Le Stade aura finalement coûté 1,3 milliard de dollars (4,8 milliards en dollars d'aujourd'hui). Et c'est sans compter les nombreuses enveloppes remplies d'argent comptant qui ont circulé entre les mains de bien des acteurs liés au chantier, y compris le Parti libéral du Québec (voir autre texte).

Le ministre des Transports, Sam Hamad, qui n'ignore pas à quel point Turcot est un projet alléchant pour le monde des affaires, est bien décidé à éviter les dérives. Il a confié au Devoir avoir mis en place un vérificateur afin de suivre le dossier de près. Chaque soumission qui dépassera les estimations de 10 % sera décortiquée et, s'il devait n'y avoir qu'un seul soumissionnaire pour certains contrats, des questions seraient posées, a assuré le ministre. «C'est un gros contrat et on ne laissera pas aller les choses», a-t-il dit.

Turcot: une zone d'influence politique

La reconstruction de cette immense plaque tournante autoroutière fait saliver les firmes privées et risque d'être une zone d'influence de premier ordre. Il n'est donc pas question que l'industrie se laisse importuner, insiste une source bien au fait de l'enquête. «Ce sont de centaines de millions de dollars qu'on parle. Les enjeux sont trop élevés pour risquer de voir les enquêtes en cours déranger leur planification», ajoute-t-elle.

Cette personne soutient qu'en s'intéressant aux joueurs de l'industrie de la construction en général, et aux firmes de génie-conseil en particulier, on se rapproche du monde politique. La collecte de fonds pour les partis politiques et l'organisation d'élections, notamment au niveau municipal, font partie de l'expertise développée dans certaines firmes de génie.

Selon les informations recueillies auprès de personnes au sein de différentes firmes de génie-conseil, le financement politique occulte est une pratique courante qui permet de lucratifs retours d'ascenseur. Un ancien cadre dans l'une de ces firmes raconte qu'il existe une comptabilité parallèle par laquelle des fonds transitent vers le Parti libéral et, dans une moindre mesure, vers le Parti québécois. Des employés servent de prête-nom. Les activités politiques des dirigeants de cette firme sont largement connues dans le milieu, un identifié au PLQ et l'autre, à la famille péquiste.

Cette passerelle entre firmes et partis politiques n'est toutefois pas le véritable nerf de la guerre. Pour maintenir le dynamisme d'une entreprise, il faut savoir ce que trament les corps publics et comment se positionner en vue de l'octroi des contrats. Comment?

L'information: le nerf de la guerre

D'abord, il y a le canal public normal, c'est-à-dire les décisions prises par le gouvernement et les conseils municipaux. Ainsi, les présentations des programmes triennaux d'immobilisation (PTI), à la fin de chaque automne, sont autant d'occasions de savoir quels sont les contrats d'infrastructure à venir.

Les firmes de génie-conseil utilisent également la voie informelle des réseaux d'affaires. Elles recrutent notamment dans la fonction publique, mettant ainsi la main sur une expertise, mais également sur une connaissance intime de la machine gouvernementale, de ses façons de faire et de ses failles. Plusieurs sous-ministres au carnet d'adresses bien garni ont fait le saut dans le privé depuis quelques années.

Les firmes emploient également des personnes qui se consacrent au marketing, aux relations gouvernementales et au développement des affaires, toutes des fonctions intimement liées à leurs contacts. L'une de leurs fonctions est de s'occuper des clients, de les soigner, de les dorloter. Cela prend la forme, par exemple, d'une partie de golf, d'un repas bien arrosé, d'une fin de semaine dans un camp de pêche ou d'un match des Canadiens (voir autre texte en page ).

«Les firmes appliquent les façons de faire du secteur privé avec un client public. C'est cette proximité qui crée le danger», souligne une personne proche du monde municipal.

Les méthodes sont parfois plus subtiles. Ainsi, l'année dernière, Le Devoir révélait que des firmes jouent un rôle déterminant au sein même du ministère des Transports, par l'entremise d'un comité de concertation, dans la façon dont sont investis les millions prévus pour les projets d'infrastructure.

Les grandes firmes, à travers l'Association des ingénieurs-conseils du Québec, bénéficient d'une tribune de premier choix pour influencer les orientations du MTQ, un gros donneur d'ouvrage qui a développé une vision partenariale depuis l'arrivée des libéraux au pouvoir. «Les firmes ne se contentent plus d'être aux premières loges. Elles écrivent le spectacle», a commenté la source municipale.

Promiscuité

La grande proximité entre les firmes de génie-conseil et le gouvernement a d'ailleurs contribué à mettre en échec le gigantesque projet de rénovation de l'autoroute Métropolitaine, à Montréal. Une apparence de conflit d'intérêts, jamais révélée au public, qui s'est déroulée en 2002, au moment où Québec mettait en place le bureau de projet responsable de gérer les appels d'offres et les travaux à venir de ce chantier, qui devait coûter plus d'un milliard de dollars, au bas mot.

Pour préparer l'appel d'offres menant au choix des firmes de génie qui allaient former le bureau de projet, le MTQ a fait appel à l'ingénieur Yves Papillon. Une fois son travail terminé, Papillon a fait le saut chez la firme BPR. Quelques semaines plus tard, le consortium BPR-Bechtel était disqualifié par le gouvernement, qui refusait qu'il dirige le bureau de projet.

Dans le milieu du génie, ce fut l'émoi: on considéra que le gagnant de la soumission avait lui-même balisé l'appel d'offres. «Ça criait fort, se souvient une source gouvernementale mêlée au dossier à l'époque. Il y avait clairement apparence de conflit d'intérêts.» Furieux, le sous-ministre au MTQ, Jean-Paul Beaulieu, se rendit au bureau du ministre d'alors, Serge Ménard. Les deux prirent la décision d'annuler le contrat avant même que celui-ci soit signé.

À ce moment, la conjointe d'Yves Papillon, Johanne Desrochers, écrivit au sous-ministre pour le convaincre de ne pas tout annuler et de rencontrer les parties concernées. Elle utilisa le papier à lettres de l'Association des ingénieurs-conseils du Québec, qu'elle préside encore aujourd'hui. «Disons qu'on n'a pas été impressionnés par cette manoeuvre», explique l'un des employés du bureau de Serge Ménard à l'époque.

Mme Desrochers a refusé d'accorder une entrevue au Devoir, mais elle a répondu ceci par courriel: «Ce fut une erreur [...] de prendre part personnellement à cette représentation. J'ai agi trop vite dans ce dossier et me suis rendue compte très rapidement de l'impression de conflit d'intérêts que cela pouvait laisser.» Elle dit s'être «excusée» auprès du MTQ et des membres de son association.

Le projet de réfection majeure de l'autoroute Métropolitaine n'a pas été remis sur les rails. «Ce n'était pas une priorité, comparativement aux autres, comme l'échangeur Turcot. Et c'était très cher. Il fallait choisir. Alors, quand on a vu la "marde" que l'appel d'offres BPR-Bechtel avait causée, on a préféré attendre», explique une source aux premières loges à l'époque. Maintenant, c'est le complexe Turcot qui est sur la planche à dessin, sous le regard attentif d'ingénieurs et d'entrepreneurs.

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Avec la collaboration d'Antoine Robitaille


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Dossier La construction dans tous ses états

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