L'entrevue - Le siècle du totalitarisme

Que comprend-on du XXe siècle si l'on oublie le totalitarisme? Pour l'historien du communisme Stéphane Courtois, l'autopsie est loin, très loin d'être terminée.
Paris — En septembre 1960, l'ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau et l'éditeur Jacques Hébert visitèrent la Chine. C'était l'époque du grand bond en avant. On sait maintenant que, pendant qu'ils parcouraient le pays, sévissait une des pires famines de l'histoire de l'humanité. Ce qui n'empêcha pas Trudeau et Hébert d'affirmer à leur retour que Mao avait «vaincu» la faim. Rarement un livre comme Deux innocents en Chine rouge avait si bien porté son nom. En 2007, le fils de Pierre Trudeau, Alexandre, réédita l'ouvrage sans mentionner que, selon de nombreux historiens, l'hécatombe se solda par 20 millions de morts.Trudeau et Hébert n'auront été ni les premiers ni les derniers à tomber dans le panneau, dit l'historien français Stéphane Courtois, qui prononcera samedi une conférence à l'UQAM, à l'invitation de la revue Arguments (www.revueargument.ca). Il rappelle qu'en 1944, le vice-président américain Henry Wallace revint de la Kolyma, lieu par excellence des goulags soviétiques, avec des descriptions dithyrambiques. Même chose pour le politicien français Édouard Herriot qui, au beau milieu de la gigantesque famine de 1932, décrivit une Ukraine luxuriante. Mais l'historien se console en se disant que, comme dans le cas d'Herriot, on découvrira un jour des archives expliquant en détail comment fut organisée l'opération d'intoxication.
Le maître d'oeuvre du Livre noir du communisme (Pocket), vendu à 250 000 exemplaires et traduit en 26 langues, fut un des premiers historiens français à avoir accès aux archives de l'Internationale communiste, rendues soudainement accessibles en 1992 par l'ancien président Boris Eltsine. À l'époque, aucune loi ne régissait ces millions de documents logés dans le sinistre Institut du marxisme-léninisme à Moscou.
«Il fallait se dépêcher, car nous ne savions pas combien de temps la porte resterait entrouverte, dit M. Courtois. Depuis, elle s'est en partie refermée. Quand j'ai découvert ces archives, je suis tombé de ma chaise. Je n'avais jamais imaginé comment le contrôle des partis communistes étrangers était total et les dirigeants, sélectionnés minutieusement. J'étais stupéfait!»
C'est en partie cette nouvelle documentation qui explique la parution du Livre noir en 1997 et la polémique virulente qu'il suscita. Dès sa sortie, le quotidien Le Monde prit l'ouvrage à partie. Même ses auteurs étaient loin de s'entendre parfaitement. L'affaire aboutira à l'Assemblée nationale, où le premier ministre socialiste Lionel Jospin, un ancien trotskyste, défendra ses ministres communistes en affirmant que les communistes n'ont «jamais porté la main sur les libertés».
Au-delà des controverses sur le nombre exact de victimes, on a reproché à Courtois d'avoir développé les thèses de la philosophe Hannah Arendt ainsi que des historiens François Furet et Ernst Nolte en traçant un parallèle entre nazisme et communisme. Courtois estime qu'il est impossible de parler du communisme sans évoquer le crime contre l'humanité et le «génocide de classe». Selon lui, Staline n'exterminait pas les koulaks pour ce qu'ils faisaient, mais bien pour ce qu'ils étaient. Il dit aussi avoir voulu mettre une date sur la naissance du totalitarisme.
«Le mot est inventé en 1923 pour caractériser le fascisme mussolinien, dit-il. S'il faut un mot nouveau, c'est que le phénomène est inédit. Dès 1925, l'anthropologue Marcel Mauss écrit que Mussolini est le singe de Lénine. Après avoir appartenu à la tranche la plus radicale des socialistes italiens, Mussolini a vite compris l'idée de Lénine. C'est lui qui invente une chose absolument inconnue jusque-là, le parti de révolutionnaires professionnels. Il comprend aussi qu'il faut un chef, le principe du führer. Lénine met en place une doctrine et crée la Tchéka [la police secrète] dès décembre 1917. Il impose enfin le principe de la guerre civile permanente.»
Un «communisme culturel»
Treize ans plus tard, que reste-t-il de ces controverses? Selon l'historien, la polémique a fait place à l'histoire. «Aujourd'hui, la dimension criminelle du communisme n'est plus un sujet de discussion, dit Stéphane Courtois. Elle est largement documentée, pas seulement en URSS, mais aussi dans les républiques d'Europe de l'Est. En s'attaquant à Lénine, on touchait à quelque chose de sacré. Pourtant, nous mettions au jour des documents incontestables qui n'avaient jamais été publiés. Nous en étions nous-mêmes complètement estomaqués. Récemment, dans Le Nouvel Observateur, à propos de l'Ukraine, on a parlé d'une "famine-génocide" sans que cela soulève de critiques. L'histoire a avancé, et ce qui n'était pas admis il y a 13 ans est devenu banal.»
Comment expliquer, alors, qu'il soit toujours si cool de se pavaner avec un t-shirt de Che Guevara? «Les communistes ont bénéficié d'une aura antifasciste extraordinaire, poursuit Courtois. La grande opération de Staline a consisté à lancer la grande terreur en même temps qu'une campagne sur la démocratie parfaitement orchestrée. Le repoussoir intégral est devenu le fascisme avec cette confusion entre le fascisme de Mussolini et le nazisme d'Hitler.»
Même Nicolas Sarkozy, peu après son élection, n'a pas résisté à la tentation de présenter le communiste Guy Moquet, mort fusillé par les Allemands, comme un résistant exemplaire. Si Moquet a été un martyr, il n'a pourtant jamais résisté à l'occupation allemande, rappelle Courtois, puisqu'il a été arrêté en octobre 1940 alors que le Pacte Molotov-Ribbentrop n'était pas rompu et que les communistes négociaient avec l'occupant la reparution de L'Humanité. Mais le mythe a été le plus fort.
«Même si le communisme s'est effondré, subsiste toujours ce que le philosophe Marc Lazar appelle un "communisme culturel". L'idéologie est à zéro, mais le romantisme révolutionnaire persiste même si on ne sait plus trop qui en est porteur; les ouvriers, le tiers monde, les immigrants. C'est comme s'il y avait un bon extrémisme, à gauche, et un mauvais, à droite. Avec l'effondrement de l'URSS et du maoïsme, on sait pourtant qu'ils aboutissent aux mêmes résultats.»
Un nouveau totalitarisme
Stéphane Courtois se souvient des témoignages poignants d'anciens réfugiés d'URSS, de Chine, du Vietnam ou d'Arménie qui venaient lui serrer la main après avoir lu le livre. Selon lui, les reliquats du communisme sont encore très importants. D'abord, la Chine est toujours dirigée par un parti communiste qui compte 78 millions de membres. «Rien ne dit que cette dictature néocommuniste ne se transformera pas en dictature ultranationaliste.»
Mais il y a aussi un totalitarisme entièrement nouveau qui prend aujourd'hui la forme de l'islamisme, dit-il. «L'islamisme est un islam dévoyé, exactement comme le communisme a été un socialisme dévoyé. C'est un mouvement totalitaire mondial, comme le communisme, qui a une idéologie rigoureuse et des militants professionnels qui prêchent la guerre civile permanente.»
Courtois est donc convaincu que l'on est loin d'avoir fini d'écrire l'histoire du totalitarisme. Il rêve du jour où les archives de la Chine, du Vietnam et de la Corée du Nord seront accessibles. «C'est essentiel, dit-il. Car que comprend-on au XXe siècle si l'on oublie qu'il a été le siècle du totalitarisme?»
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Correspondant du Devoir à Paris