Les débats du Devoir - Quand Montréal était la Rome du Nouveau Monde

Depuis sa fondation, Le Devoir a lancé d'innombrables débats et controverses, voire des polémiques. À l'occasion du centième anniversaire, nous nous arrêtons une fois par mois, jusqu'en décembre, sur certaines des plus célèbres confrontations qui sont nées dans nos pages. Aujourd'hui, le XXIe Congrès eucharistique international de 1910.
On imagine mal aujourd'hui quel Canada et quelle Église accueillent, en 1910, le XXIe Congrès eucharistique international, le premier hors d'Europe. Montréal reçoit en grande pompe la hiérarchie catholique du monde, en présence d'importants chefs politiques du pays, sous les vivats de foules nombreuses. Débarqué à Rimouski, le cardinal Vincenzo Vannutelli, délégué du pape Pie X, y est rejoint par Mgr Paul Bruchési, l'archevêque de Montréal. Le long du fleuve, rapporte la chronique, tout un peuple «acclame» les dignitaires.À l'hôtel de ville, rappelant d'abord l'eucharistie célébrée en 1642 à la fondation de Montréal, le maire, James John Edmund Guerin, un catholique d'origine irlandaise, évoque aussi une métropole où désormais cohabitent des gens de nationalités, de langues et de croyances différentes. «La bonne entente, le bon vouloir et le respect sincère des droits de chacun, dit-il, sont les caractéristiques de toute la population.»
Vannutelli est ému par l'accueil des édiles et par une foule aux croyances diverses mais unie aux enfants de l'Église. Montréal lui apparaît, déclare-t-il, comme «le rendez-vous prédestiné de divers peuples», le foyer d'une vie intellectuelle «toujours grandissante» et un centre d'affaires et d'industries de plus en plus important. Mais aussi, ville exceptionnelle par sa foi, sa générosité et ses oeuvres, elle est, dit-il, citant le maire, la «Rome du Nouveau Monde».
Le représentant de Pie X échange avec le roi George V d'Angleterre, chef de l'Église anglicane, un télégramme de loyauté respectueuse. Évoquant la réponse du roi, Vannutelli salue avec admiration sa «bienveillante tolérance» pour les institutions politiques du pays et pour les libertés religieuses dont profite l'Église. Henri Bourassa, membre d'un comité du Congrès, n'est en rien choqué que cette Église romaine soit aussi, au Canada, sous l'autorité politique de Londres.
Le principe de la liberté religieuse
Le congrès de 1910 va réunir trois cardinaux, 18 archevêques, 86 évêques et des centaines de prêtres et de religieux représentant des prélats catholiques de tous les continents. Des dirigeants politiques du pays y sont aussi présents. Quelques-uns prendront la parole, dont Lomer Gouin, premier ministre du Québec, et Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada. L'un y défend l'allégeance des catholiques au souverain pontife, l'autre souligne que si le Canada est la «terre des contrastes», on y trouve aussi, plus que partout ailleurs, ce principe tant recherché de la «liberté religieuse».
Sur cette terre vaste et paisible, un observateur étranger aurait peine à deviner les tensions qui divisent les gens et les institutions. Depuis un siècle, en effet, d'aucuns veulent imposer aux habitants catholiques et français, surtout à l'extérieur du Québec, la foi protestante et la langue anglaise. On veut faire du futur Canada un pays d'une langue, d'une religion et, comme on disait à l'époque, d'une «race».
En même temps, un conflit au sein de l'Église catholique oppose les évêques canadiens-français du Québec à leurs collègues irlandais d'Ontario et d'Acadie, ainsi que des Prairies, alors en voie de peuplement. Si les évêques sont discrets dans leur différend, la nation canadienne-française, elle, se mobilise à la défense des paroisses et des écoles de ces territoires où nombre de ses enfants vont s'établir.
C'est dans un tel contexte que prennent la parole à l'église Notre-Dame plusieurs personnalités de l'époque, dont Mgr Francis Bourne, archevêque de Westminster, et Henri Bourassa, parlementaire d'esprit indépendant et fondateur du Devoir. La veille, ce journal a publié un éloge de Mgr Bourne. S'adressant à un auditoire nombreux et attentif, ce représentant du catholicisme dans l'Angleterre protestante lit en anglais un long texte mûrement réfléchi.
À la stupeur générale, il soutient que «l'avenir de l'Église en ce pays et la répercussion qui en résultera dans les vieux pays de l'Europe dépendront, à un degré considérable, de l'étendue qu'auront définitivement la puissance, l'influence et le prestige de la langue et de la littérature anglaises en faveur de l'Église catholique». Il invite les catholiques de langue française qui se répandent dans l'Ouest à en convertir les immigrants en leur parlant dans la langue qu'ils comprennent ou qu'ils apprendront: l'anglais.
L'ovation
Bourassa, qui avait préparé ses propres notes, les remanie pour répondre à l'archevêque. Mettant son texte dans sa poche, il expose ses idées politiques et sociales. Il loue la bonne entente, au Québec, entre les autorités civiles et religieuses. Il exalte la société idéale que l'Église y a développée. Puis, s'adressant à Mgr Bourne, il proclame pour ses compatriotes — comme pour les immigrants — le droit de prier dans leur langue.
Bourassa n'estime pas que l'Église catholique doive être française au Canada. Parlant français au Québec, elle respecte déjà ses fidèles d'autres langues. Mais elle n'a pas à angliciser les Canadiens français pour porter la foi aux autres communautés. «De cette province de Québec, de cette minuscule colonie française dont la langue, dit-on, est appelée à disparaître, sont sortis les trois quarts du clergé de l'Amérique du Nord», lance l'orateur. Le légat du pape vient serrer la main de Bourassa. C'est l'ovation.
Peu après, Mgr Bourne tentera d'expliquer le sens de son propos. Il admire, dit-il, la langue et la culture françaises. L'ecclésiastique, en effet, n'a rien contre l'Église canadienne-française ou sa langue. Né à Londres, il a fait ses études théologiques à Paris et à Bruxelles. Une autre logique explique son discours. Aussi, loin de le désavouer, Rome, l'année suivante, l'élèvera à la dignité cardinalice.
Ce qu'on ignore au Québec, à l'époque, c'est que le Vatican entretient d'autres vues pour les immigrants catholiques quittant l'Europe pour l'Amérique. Le pape voit en eux des forces providentielles propres à ramener à l'Église ces chrétiens qui se sont égarés dans le protestantisme ou dans pire. Le Canada, et surtout les États-Unis, croit-on, sont promis à un avenir grandiose. L'Europe a abandonné la vraie religion. Mais du Nouveau Monde peut venir son salut, et peut-être celui de l'humanité.
Au Canada, Rome mise alors sur les Irlandais, qui sont restés catholiques après avoir perdu leur langue, mais aussi sur ces millions de Canadiens français qui pourraient, pour peu qu'ils adoptent l'anglais, contribuer à gagner l'Ouest du pays à l'Église. Aux États-Unis, autre pays dominé par les protestants, Rome compte sur les Polonais, les Allemands et les Canadiens français qui y ont immigré à la fin du XIXe siècle. Ces catholiques veulent prier eux aussi dans leur langue? Qu'importe, le Vatican endosse leur assimilation. L'anglais sera la parole de l'Évangile.
Un siècle plus tard
Un siècle après le Congrès de Montréal, qu'est-il advenu des ambitions de Rome? L'immigration des Latinos et des Italiens aux États-Unis y aura assuré la prépondérance de l'Église catholique. Les uns y prient dans leur langue, les autres en anglais.
Au Canada, les Canadiens français devenus Québécois ont conservé leur langue, mais perdu leur foi. L'Église catholique, qui avait fait d'eux une nation religieuse comme la Pologne ou l'Irlande, s'est effondrée au milieu du XXe siècle. Les autres confessions, anglicane comme protestantes, ont été elles aussi massivement désertées. Le Canada n'est devenu ni catholique ni protestant. L'immigration venue d'Asie y aura plutôt ajouté à la diversité des croyances.
Sur l'avenir de la foi en cette Amérique du Nord qu'ils voyaient catholique et destinée à une mission universelle de conversion au christianisme, Henri Bourassa et l'archevêque Bourne partageaient la même vision. L'histoire en aura toutefois décidé autrement. Mgr Bruchési misait sur le Congrès pour faire échec au rejet orgueilleux de l'autorité et au «sensualisme sans frein», double fléau de l'époque. D'autres forces vont balayer le monde — guerres atroces, antagonisme Est-Ouest, culture moderne — qui auront finalement raison du christianisme traditionnel.
Aujourd'hui, Montréal, la ville aux cent clochers, est encore la ville des diversités. Mais, de cette Église de 1910 qui y avait porté l'eucharistie en triomphe, il n'allait presque plus rester que des tabernacles vides. Si quelques prêtres s'insurgent encore, à l'occasion, contre l'usage de l'anglais, par contre, les immigrants qui contribuent à la survie du français au Québec sont souvent de foi musulmane. Comme on disait autrefois, «les voies de la Providence sont insondables».
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Religion, langue, nationalité
Le discours prononcé par Henri Bourassa à la clôture du Congrès eucharistique, le 10 septembre 1910, fait sensation le soir même et dans les jours qui suivent. Il sera publié dans Le Devoir du 15 septembre, d'après une sténographie de L. A. Cusson revue par l'orateur.
Au milieu des remous causés par le discours de l'archevêque de Westminster, le journal avait publié, la veille, une entrevue exclusive de Mgr Francis Bourne dans laquelle l'ecclésiastique donnait ses «explications» à Henri Bourassa et à Omer Héroux, son collaborateur.
Mgr Bourne avait fait distribuer à la presse son propre discours. Dès le lundi, la Gazette de Montréal — qui fait brièvement mention de Bourassa — publie intégralement les propos de l'archevêque, «avec des titres spéciaux et en place particulièrement visible», note Héroux. Une traduction en est toutefois publiée par L'Action Sociale, à Québec, et par Le Devoir.
Ces discours et l'entrevue avec l'archevêque ont suscité un tel intérêt que Bourassa en fait alors imprimer, sous le titre Religion, Langue, Nationalité, une brochure dans laquelle on trouve aussi, outre un «avertissement», un article paru d'abord le 20 juillet, où le directeur du Devoir posait déjà la question: «Le catholicisme au Canada doit-il être français ou anglais?»