Le Devoir, c'est moi - Devoir de mémoire

Faire partie du Devoir, c'est y travailler, l'appuyer, le lire assidûment. De cette communauté, qui s'est construite depuis 100 ans, nous avons retenu quelques portraits. Chaque semaine, jusqu'en décembre, nous vous présenterons un lecteur, une lectrice, du Québec comme d'ailleurs, abonné récent ou fidèle d'entre les fidèles, qui ont pris parfois bien des détours avant de se passionner pour son histoire.
Quand le blogueur Fagstein a souhaité «Bon anniversaire, Le Devoir» sur son site, le 10 janvier, le jour exact du centenaire, H. Jean Morrison a posté le commentaire suivant, à 10h26: «J'ai écrit une thèse sur Omer Héroux, le rédacteur en chef du Devoir. C'était un journaliste de 1897 à 1963. J'ai interviewé des nationalistes de la première heure (séparatistes), y compris Anne Bourassa la fille d'Henri Bourassa. Ça intéresse quelqu'un?»Oui, nous. Rencontrée dans son appartement de Pointe-Claire, Mme Morrison s'est révélée aussi intéressante que son sujet d'étude. Elle aussi a un âge vénérable et un parcours fascinant. Après une carrière scientifique et son propre effort de guerre, elle a manipulé des marionnettes à la glorieuse époque des émissions pour enfants de Radio-Canada. La thèse sur Omer Héroux est venue plus tard, beaucoup plus tard.
Tout cela a commencé dans Hochelaga, un des quartiers les plus pauvres du pays dont elle a gardé l'accent rude quand elle parle québécois. «Tous mes amis étaient Canadiens français. Avant d'avoir six ans, je ne savais pas que "maudite tête carrée" c'était une insulte, dit-elle en riant. Quand on m'appelait comme ça, je répondais, et c'est tout...»
Seulement, à la fin du primaire, la «maudite tête carrée» a eu beaucoup plus de chance que les enfants de la misère économique et culturelle. «J'ai été la seule du groupe à passer au secondaire, raconte-t-elle. Il n'y avait même pas d'école française. Il y avait bien des couvents et des collèges, Mont-Saint-Louis ou Brébeuf, mais aucune école publique francophone! C'est incroyable! Qu'est-ce qu'on peut faire dans la vie avec une sixième ou une septième année?»
Elle-même a été formée au Montreal High School de la rue University, au centre-ville, une école publique. Elle a ensuite été admise de l'autre côté de la rue, à la faculté des sciences de l'Université McGill, en 1939.
«On étudiait des disciplines pratiques, la biochimie, la bactériologie, raconte Mme Morrison. Dans un cours avec des ingénieurs, je me rappelle qu'il y avait 125 hommes et 10 femmes seulement, toutes assises en avant de l'amphithéâtre, apparemment pour nous protéger...»
Boîte à surprise!
Diplômée en 1942, elle a suivi à Terre-Neuve son mari, capitaine de la marine de guerre et a vite été embauchée par le laboratoire de l'hôpital de St. John's. «Quand mon mari quittait le port, je n'étais jamais certaine de le revoir. J'ai travaillé comme bactériologiste sans avoir la formation nécessaire. On faisait ce qu'on pouvait, mais la tuberculose ou la syphilis étaient des maladies terribles, terribles.»
Après le conflit, rentrée à Montréal, elle a encore travaillé dans un laboratoire et dans les hôpitaux pour vétérans quand ses quatre enfants lui en laissaient le temps. Le dimanche, elle agitait des marionnettes pour leur raconter des histoires de la Bible. De fil en aiguille, elle a intégré la troupe des Marionnettes de Montréal de Micheline Legendre, avec laquelle elle a tourné en Pologne et participé à la Boîte à surprise, une émission pionnière de Radio-Canada.
«J'ai commencé en 1963», explique celle qui a aussi été embauchée cette année-là comme recherchiste pour la commission royale d'enquête Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme. «Il y avait plein de séparatistes qui parlaient ouvertement. Je ne dis pas que j'étais pour cette option, je dis seulement que je n'étais pas contre...»
La préhistoire du Devoir
L'infatigable a profité du départ de ses enfants de la maison familiale pour reprendre ses études en choisissant un sujet un peu lié aux racines de cette idéologie et au Devoir. Son mémoire déposé en 1992 au département d'histoire de l'Université Concordia s'intitule Omer Héroux et La Vérité 1904-1908. Il porte sur un cas type des rapports entre «le nationalisme canadien-français et le catholicisme au début du XXe siècle», comme l'annonce le sous-titre. Bref, c'est un travail sur la préhistoire contextuelle du Devoir, sur Omer Héroux avant qu'il ne se lie à la destinée du journal fondé par Henri Bourassa en 1910.
«Après des années de recherche et d'écriture, j'avais accumulé plus de mille pages de texte à simple interligne, raconte l'ancienne étudiante. Je ne pouvais présenter que 125 pages maximum à double interligne. J'ai dû faire quelques coupures...»
Le résultat montre comment s'articulaient les idéologies nationalistes et ultramontaine il y a plus d'un siècle dans le Canada français de la survivance et du magistère catholique. Une tranche de vie d'Omer Héroux, alors qu'il travaille pour le journal La Vérité, sert à illustrer la tension entre deux perspectives. Le journaliste se veut tout à la fois défenseur des intérêts canadien-français (en économie, en politique comme dans les affaires socio-culturelles) et catholique au sein d'un journal relayant les positions ultramontaines («supranationalistes», écrit Mme Morrison) de l'Église de Rome.
Les mêmes rapports marqueront la longue histoire du Devoir. Henri Bourassa se sera engoncé dans un catholicisme intégral et de stricte obédience papiste quand son ami Omer Héroux prendra le relais comme rédacteur du quotidien en 1932, sous la nouvelle direction de Gérard Filion.
«Rien d'important n'est arrivé aux Canadiens français sans que le Vatican y soit impliqué», résume l'historienne qui a fouillé les archives jusqu'à Rome et interrogé Anne, la fille du fondateur. Elle pourrait parler pendant des jours de son sujet de prédilection. L'Église défendait ses intérêts dans le monde et savait jouer les États-Unis contre l'Irlande ou la France contre le Canada. Plusieurs leaders nationalistes canadiens-français ont payé pour cette lutte mondiale qui les dépassait. Louis Riel, Henri Bourassa, Honoré Mercier, Lionel Groulx, Mgr Charbonneau, tous ont consacré leur vie à protéger les droits des Canadiens français, mais tous ont été exploités par l'Église et jeté comme des chiffons quand les intérêts catholiques l'exigeaient.»