Le Devoir, c'est aussi une histoire syndicale

Clément Trudel
Photo: Jacques Grenier - Le Devoir Clément Trudel

Depuis cent ans, ils ont été nombreux les journalistes qui, à titre de reporters, de pupitreurs, de photographes ou de cadres de l'information, ont façonné Le Devoir. Mais eux, qu'ont-ils retenu de leurs années au journal? Dix «anciens», un pour chaque vendredi de l'été, nous répondent.

Trois décennies comme journaliste au Devoir m'ont permis de constater que les relations de travail s'y déroulent sous le signe d'une vigilance tendue. Il est rarissime que ce soit pour un enjeu de gros sous.

Dans cette rédaction m'est échu un rôle polyvalent allant du monde du travail aux secteurs international et culturel, avec des pointes du côté de la justice. Je vécus une année privilégiée à titre de correspondant à l'Assemblée nationale lorsque Bernard Descôteaux, ayant décroché une bourse, dut s'absenter. Je crois utile d'ajouter que je ne fus jamais cadre, que fréquemment me fut confiée la direction d'assemblées houleuses, d'où la réputation qu'on me fit d'être un expert du code Morin sur les procédures d'assemblée!

Laissez-moi évoquer ici quelques souvenirs dont le premier remonte au printemps de 1972. C'est une époque de radicalisation des centrales syndicales, qui pondent des manifestes aux titres percutants: L'État rouage de notre exploitation (FTQ); L'école au service de la classe dominante (CEQ); Pour vaincre et Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN), etc. Raidissement du pouvoir devant un premier front commun et une grève de 10 jours de 200 000 de ses employés qui réclament, et obtiennent, 100 $ par semaine, mais font face à une loi qui impose le retour au travail.

Les trois chefs de centrales — Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) — sont incarcérés pour outrage au tribunal, ayant refusé de se plier à des injonctions. Le directeur du Devoir du temps, Claude Ryan, appuie en éditorial la loi 19, mais sa rédaction se retrouve dans la rue à brandir des pancartes qualifiant la loi d'inique! À propos, la CSN perdra environ 30 % de son effectif quand se produira le schisme des trois «D» (Daigle, Dion, Dalpé), qui fondent en juin de la même année la Centrale des syndicats démocratiques (CSD).

Affrontements à l'interne

Toujours sous le mandat de M. Ryan, ce n'est pas de gaieté de coeur que le syndicat fit grève du 12 novembre au 12 décembre 1975. Cause du litige: refus de la direction d'accepter la création d'un comité paritaire et non décisionnel chargé de l'examen rétrospectif du contenu du journal et, surtout, de la planification des dossiers les mieux adaptés au créneau qu'occupe Le Devoir. Cette formule a essaimé dans les autres médias, mais il fallut compter sur le pragmatisme bien senti d'une direction qui ne voulait pas perdre les contrats de publicité du temps des Fêtes. Trois mois passèrent toutefois à déterminer le mode de fonctionnement de ce forum où le directeur se faisait représenter par Michel Roy, rédacteur en chef.

Sur des questions de principe, un affrontement déchirant se produit en 1985, avec l'«affaire Leclerc». Un éditorial de Jean-Claude Leclerc intitulé «Qui donc est inapte?» fut désavoué par le directeur Jean-Louis Roy et par Lise Bissonnette, alors rédactrice en chef.

Durant huit mois, la signature de l'éditorialiste disparaît dans ce que le syndicat qualifie de geste de censure tandis que l'argument de la direction est que ce texte porte atteinte à la réputation de firmes d'ingénieurs-conseils, voire à la réputation du Devoir. Le directeur était en délicatesse avec ses vis-à-vis syndicaux, qu'il refusa même de rencontrer pour discuter d'un compromis. Amplement publicisé, le cas aboutit à la réintégration du collègue sanctionné, mais les cicatrices mirent du temps à s'estomper.

À l'été 1993, le journal disparaît des kiosques deux jours et reparaît le mercredi 11 août. L'impasse dans les négociations avec les quatre unités de négociation devait aboutir à une «opération chirurgicale, donc brutale», selon les dires de la directrice Lise Bissonnette. Cette dernière estimait alors que ce serait de l'angélisme de «prétendre effacer rapidement les marques de la collision» occasionnée par des sacrifices demandés au personnel pour sauver l'institution, opération à laquelle la rédaction posait des conditions jugées inacceptables en haut lieu et peu équitables pour les trois autres groupes de syndiqués. Bien sûr, les syndicats ont «absorbé le choc», mais le malaise fut longtemps palpable.

Même entre nous

Je ne prétends pas que toujours les journalistes syndiqués ont fait bloc, au Devoir, dans leurs revendications. Il y eut d'infinies discussions, que parfois je percevais comme des arguties de notaire. L'important était de contourner les culs-de-sac, notamment en 1991, quand fut suggéré par quelques journalistes de former un syndicat «indépendant». Je fus l'un des quatre signataires (avec Josée Boileau, Jean-Pierre Legault et Louis-Gilles Francoeur) d'une lettre ouverte aux journalistes du Devoir, qui couvrait neuf pages. On y plaidait la qualité des services reçus de notre centrale, la CSN, et le danger de l'isolement.

Dans maints dossiers, notre centrale n'avait ménagé ni les heures ni les frais des permanents chargés de nous accompagner: lors de la difficile période du choix d'un successeur à Claude Ryan, de 1978 à 1981, ou lors de griefs importants, notamment lorsqu'il est question de donner préséance au plus ancien, dans une promotion, si les candidats sont de compétence égale.

Il est aussi des griefs qui ne sont pas déposés mais qui nécessitent de longues études au préalable, ce qui s'applique entre autres lorsqu'un journaliste croit qu'il est injuste ou même discriminatoire de ne pas publier un texte ou un dossier qu'il ou elle prétend avoir fouillé minutieusement et traité selon les règles de l'art.

Affrontement ou participation? Dans le contexte du Devoir, on peut affirmer que dans les relations de travail, lorsque «la base» déduit qu'il faut monter au créneau pour faire valoir ses revendications, la contestation s'engage sur un mode feutré avant d'aboutir, en de rarissimes cas, à une crise. Les litiges, dans mon journal, ne prennent pas de temps à attirer l'attention, à inspirer parfois des reportages alarmistes. D'où la nécessité de manoeuvrer habilement, de ruser pour ne pas faire chavirer une barque que l'on sait plutôt fragile.

Je ne crois pas errer en désignant la décennie 1980 comme une époque où la méfiance mutuelle entre les administrateurs et le personnel de la rédaction filtrait périodiquement. Tel membre du conseil d'administration s'aventure ainsi à parler en entrevue d'une «fessée» que mériteraient les mécontents de la rédaction. Le directeur Jean-Louis Roy n'hésite pas à afficher son projet de se défaire du «bois mort» et de ceux qui prônaient le «surplace».

J'eus même l'outrecuidance de publier dans le magazine syndical La Dépêche, de février-mars 1986, un bilan provisoire du quinquennat de ce directeur affable mais prompt à se braquer. Il n'empêche que c'est à lui qu'on doit l'informatisation de la rédaction, en 1983. La transition ne se fit pas sans hésitation, car en délaissant la machine à écrire pour l'ordinateur, chacun savait que l'atelier de composition de Ville LaSalle, propriété de Quebecor, passerait de 44 à 22 employés!

Et si c'était à refaire? Je reprendrais ma place dans cette rédaction-là, sans déprécier les collègues des autres médias. Je le ferais sans esprit de dissidence, ayant conscience qu'il n'est pas honteux de se montrer combatif lorsqu'il s'agit de baliser l'exercice de la liberté professionnelle, de faire échec à l'arbitraire et de faire avancer les grands débats publics.

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