Médias et réseaux sociaux - Lise Bissonnette, une anti-gazouillis?

Lise Bissonnette
Photo: Clément Allard - Le Devoir Lise Bissonnette

Québec — C'est un débat épique, sur la Toile, qu'a suscité un trop court résumé d'une conférence de Lise Bissonnette, prononcée à la bibliothèque de l'Assemblée nationale lors de la Journée du livre politique, le 6 avril.

Qu'est-ce que l'ancienne directrice du Devoir a dit de si percutant pour émouvoir autant les abonnés de Twitter, de Facebook et les rédacteurs de blogue, ainsi que les journalistes? Que l'informatisation avait permis aux journalistes de faire des recherches plus précises; qu'ils économisent un temps précieux jadis consacré à la transmission de textes par bélinographe, par exemple. Mais que la plupart de ces mêmes journalistes, au lieu de consacrer leur temps à l'enquête, se dispersent «sur de multiples plateformes»: notamment l'entretien d'une «page Facebook», d'une «ligne Twitter», quand ils ne rédigent pas des blogues! Bref, les énergies des meilleurs journalistes sont souvent «dispersées». Mais ce qui a suscité les réactions les plus vives, ce sont ses attaques contre «la communauté de placoteux» qui commente au bas des articles des journaux et entrées de blogues. Elle condamnait «l'erreur de perspective» qui consiste à «traiter ce public gazouillant — traduction de Twitter, c'est gazouillis — comme "le" public, "la" population, alors qu'il ne s'agit que d'un segment».

La réaction à ces propos fut immédiate sur le site du Devoir et dans d'autres journaux. La Presse, par exemple, y a consacré plusieurs textes. Sur Twitter, plusieurs se sont sentis visés par l'épithète de «placoteux». D'autres disaient partager les critiques de la grande dame du journalisme.

«Has been Lise»?

Attablée dans un café, Lise Bissonnette s'avoue étonnée de l'ampleur du débat qu'elle a déclenché. Elle, une anti-Internet, une anti-réseaux sociaux? Pas du tout, proteste-t-elle. «Quand il y a une période d'innovation, il y a toujours une euphorie. Une euphorie que je partage en grande partie», dit-elle. L'auteure de La Passion du présent insiste: «Je suis pleinement de mon temps. Mais je ne considère pas qu'être de son temps, c'est accepter toutes les innovations de ce type-là sans y réfléchir.»

Elle passe un temps fou sur le Web: «J'y passe moi aussi trop d'heures par jour. Mon conjoint me le dit constamment.» Elle est intarissable sur le plaisir intellectuel que lui procure Arts and Letters Daily (aldaily.com), site qui recense quotidiennement les meilleurs textes d'opinion disponibles sur le Web dans les revues d'idées et les journaux de l'anglophonie. Elle télécharge des émissions de radio (notamment Concordances des temps, sur France Culture) sur son «Mp3» (comme elle dit) ainsi que des «livres audio» (Livresaudio.com) qu'elle écoute en faisant de l'exercice. Comme étudiante au doctorat en littérature (elle prépare une thèse sur le fils de George Sand, Maurice, auteur de littérature fantastique), elle s'emballe pour Fabula.org.

Par conséquent, une chose l'a froissée dans ce débat: d'être présentée comme une «dinosaure» ne connaissant rien au Web. Non seulement elle est presque une «accro du Web», mais, comme p.-d.g. de BAnQ, elle a géré des projets de numérisation, elle s'est penchée sur l'avenir de la culture numérique, insiste-t-elle. Elle a même pris position, dans les pages du prestigieux Monde, sur un accord en gestation entre la Bibliothèque nationale de France et la multinationale Google. Au lieu de vendre les «droits d'aînesse» des bibliothèques patrimoniales à Google, les États devraient se doter «d'une stratégie de soutien à la numérisation de la multiplicité de leurs biens culturels», proposa-t-elle.

Une des premières réactions qui apparaît sur le site? «Has been, Lise.» Aïe! Mme Bissonnette s'anime lorsqu'elle mentionne l'anecdote, qui revenait deux fois dans son discours du 6 avril à l'Assemblée nationale. Blessure d'orgueil? Un peu, sans doute. Mais l'essentiel est ailleurs, insiste-t-elle: «Ce "has been Lise", je l'ai trouvé extraordinairement révélateur du problème que je veux mettre en relief. C'est cette tendance au simplisme, à l'insulte et à l'incivilité: tout est là.»

Elle qui «vouvoie tout le monde» craint la brutalité des rapports que semble induire Internet. «Les gens ne nous parleraient pas comme ça s'ils nous croisaient dans un lieu public.» Elle cite un texte intitulé «Thank you for not expressing yourself», de Theodore Dalrymple, professeur de littérature. Il a décidé d'écrire ce texte après avoir pris connaissance des réactions qu'avait suscitées un de ses articles de la New English Review portant sur George Bernard Shaw. Des internautes opposés à ses thèses lui ont fait un mauvais parti virtuel en publiant des commentaires virulents. Lise Bissonnette souligne que cette anecdote provenait d'un «monde où les gens sont éduqués», «ce n'est pas Jeff Fillion qui répond ici». Or on y constatait les mêmes phénomènes de violence verbale que partout ailleurs sur la Toile.

Faux dialogue

Euphorique, se disait-elle? Oui, pour l'accès. Pour l'échange, le dialogue, elle l'est beaucoup moins. D'une part, sur le Web, notamment sur les blogues, les formes tombent. Elle déplore «la faible qualité de la communication écrite». De plus, elle estime que ce qu'on prend pour de l'échange consiste en fait en un «faux dialogue». «Je ne crois pas qu'on dialogue vraiment avec les lecteurs [sur les blogues]. Dans tous ceux qui réagissent, il n'y en a souvent pas un sur cent qui est vraiment engagé dans le dialogue avec vous», tranche-t-elle. Le plus souvent, c'est un défouloir: «"Charest, c'est un écoeurant..." ou "Has been Lise": les gens qui écrivent de telles choses ne dialoguent pas. Ils ne s'intéressent pas à vos arguments.»

Mais l'écrivaine canadienne-anglaise Margaret Atwood a expliqué récemment, dans The Gardian, comment elle avait développé une passion pour Twitter, par exemple.

Peut-être, répond Lise Bissonnette, qui rappelle que sa critique porte principalement sur ce que les médias font de Twitter et autres Facebook. «Je dis qu'ils leur accordent trop d'importance; que Twitter et les commentaires au bas des textes ne sont pas une expression juste de l'opinion publique.» Que Mme Atwood ou un autre écrivain aime Twitter, grand bien leur fasse, dit-elle. «Une artiste a le droit de faire ce qu'elle veut, si ça l'amuse. C'est aussi à la mode actuellement d'élever des chèvres et des poules dans sa cour, quand on est de vrais urbains.» Mme Bissonnette connaît bien la romancière. «Elle a toujours adoré ces jeux-là. Elle signe ses livres à distance depuis quelque temps, elle appelle ça "the long pen".»

Twitter conduit aussi à être très lapidaire, déplore Mme Bissonnette en soulignant la limite de 140 caractères. Cela incite les gens à réduire leur pensée aux catégories «j'aime/j'aime pas». De la part de celle qui a signé le plus court éditorial dans Le Devoir en 1992, «Non», n'est-ce pas paradoxal? L'ancienne journaliste trouve très déplorable et révélateur qu'on lui parle tant de ce qu'elle qualifie de «blague». «D'accord, c'était un coup fumant. Je suis très contente du résultat. Mais par rapport à tout ce que j'ai écrit et fait... J'ai publié des centaines de textes étoffés!», dit-elle un brin dépitée. Et ça l'amène à déplorer une tendance «j'aime/j'aime pas» jusque dans le journalisme écrit, où l'on demande désormais aux internautes de voter sur les textes. Le désir d'interactivité installe ici une logique de cotes d'écoute, d'audimat, risquée. «C'est démagogique de demander aux gens ce qu'ils aiment ou non. Mon "Non" de 1992 l'aurait peut-être emporté!»

En somme, Lise Bissonnette veut qu'on dépasse la période d'euphorie à l'égard du Web, des médias sociaux et de l'interactivité. «Il y a d'excellents textes qui se publient ces temps-ci autour de cette question des effets pervers des nouvelles technologies.» Autrement dit, ne boudons pas cette réflexion par peur d'avoir l'air «has been».

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