Apocalypse: l'avenir n'est plus ce qu'il était
Qui croit encore aux lendemains qui enchantent? Le progrès se concentre maintenant dans les innovations techniques, comme ces 20 000 «bébelles» que dévoileront cette semaine à Las Vegas les quelque 2500 exposants du Consumer Electronic Show. Alors qu'une décennie passe et qu'une nouvelle année commence, Sylvain David, professeur au département d'études françaises de l'Université Concordia, spécialiste de Céline et de Cioran, mais aussi de la «littérature de l'après», répond à quelques questions fondamentales sur l'imaginaire bloqué de notre temps.
1) Comment se caractérise la dernière décennie du point du vue de la croyance au progrès? Peut-on dire que, s'il restait un peu d'espérance dans le futur au passage de l'an 2000, il n'en reste rien, ou presque?
Le passage à l'an 2000 a surtout été animé par la crainte d'un bogue purement technique, ce qui est en soit révélateur. Il faut dire que les années 1990, qui marquent l'hégémonie incontestée des États-Unis après la fin de la guerre froide, ont pu être qualifiées de «fin de l'histoire», en raison de leur carence à la fois en événements et en grands projets collectifs. C'est donc plutôt le 11 septembre 2001 qui constitue un jalon significatif, dans la mesure où cette date fait figure d'un «redémarrage» de l'histoire sous le signe de la menace, d'une réouverture à un avenir qui, loin d'être radieux, laisse désormais se profiler la catastrophe.
Or — paradoxe intéressant — malgré une décennie 2000 marquée par le terrorisme, la crise économique, le réchauffement de la planète et les épidémies de toutes sortes, l'Occident a néanmoins manifesté un immense désir d'espoir, ainsi qu'en a témoigné l'engouement massif pour la candidature de Barack Obama (l'ampleur de la désillusion face à la faillibilité de ce dernier, maintenant qu'il a accédé à la présidence, montre d'ailleurs comment ce qui s'avère ici souhaité est avant tout un symbole). Dans un autre ordre d'idées, on peut observer un maintien de la posture militante propre à la pensée du progrès dans les mouvements altermondialistes et écologistes, mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit là davantage d'une réaction au présent que d'une réelle croyance en l'avenir: on essaie, bien pragmatiquement, d'éviter le pire...
2) Vous dites bien «croyance». Le progrès est donc une sorte de foi dans le futur? Une transposition dans le monde moderne de cette très vieille idée chrétienne de l'espérance?
Le Progrès est une idée qui prend forme au XVIIIe siècle. Il s'agit d'une laïcisation, par la philosophie des Lumières, du devenir chrétien. [...] Le Progrès est donc certes une croyance dans le futur, mais cette espérance, à l'encontre de l'acte de foi prôné par les religions, se veut empirique et rationnelle, découlant avant tout de la compétence individuelle et du travail.
3) On a l'impression que la foi dans le progrès se résume maintenant à des considérations techniques ou scientifiques: un nouveau gadget électronique, un téléphone «intelligent», un livre électronique... Notre rapport au futur, au progrès, se résume-t-il à ces innovations?
Dès ses origines, le Progrès est lié à des considérations techniques et scientifiques. La société bourgeoise d'après la Révolution de 1789, qui doit fonder sa légitimité sur de nouvelles bases, aspire à une organisation — si ce n'est une gestion — de la collectivité fondée sur le savoir moderne. On vise ainsi une efficacité maximale par une mécanisation des transports et des moyens de production, mais aussi une élévation des classes laborieuses — car le prolétariat urbain naît de cette industrialisation massive — par l'éducation et l'hygiène (santé publique). L'exemple par excellence de cet état d'esprit se trouve dans les fictions de Jules Verne, où le héros est (presque) toujours un ingénieur qui veille au bien-être des individus placés sous sa garde par une inventivité sans limite et une répartition intelligente des tâches selon les habiletés de chacun.
Cela dit — et je reviens ainsi à la question posée — une telle utopie n'a jamais su véritablement se concrétiser. D'une part, la question de l'utile s'est rapidement trouvée liée à des intérêts commerciaux (car, ne l'oublions pas, l'avènement de la bourgeoisie équivaut à la naissance du capitalisme tel qu'on le connaît), ce qui en fausse bien évidemment la finalité. D'autre part, la perfection technique s'est graduellement posée comme objectif en soi, qui suit sa propre évolution sans forcément se soucier des besoins réels des individus à qui elle va servir. En résulte la disparité observable aujourd'hui entre l'évolution de la science, qui persiste à suivre son cours, et une impression de sclérose — si ce n'est de décadence — sociale: la technique moderne a fait ses preuves, en tant que telle, mais n'a pas forcément permis de régler les problèmes de la société (ce qui était pourtant son but initial).
4) De quand date la cassure, la rupture, s'il y en a eu une? Pourquoi s'est-t-elle produite?
Dans la perspective d'une histoire longue du progrès, le XXe siècle s'apparente à une exacerbation — voire à un revirement — de l'idéal des Lumières précédemment évoqué. La mécanisation des conflits des deux guerres mondiales (des chars d'assaut à la bombe atomique) a ancré dans les esprits l'idée que la science ne sert pas forcément à faire le bien. De même, les camps de concentration, issus des régimes totalitaires de droite comme de gauche, ont donné à voir que l'«hygiène» sociale et la planification collective pouvaient, lorsque promues en systèmes, brimer l'individu plutôt que l'émanciper. Mais ce n'est qu'en 1989, lorsque s'écroulent les derniers vestiges du «socialisme scientifique» au profit du néolibéralisme, que les grandes espérances liées à la pensée du progrès semblent définitivement s'estomper. C'est de ce point de vue qu'on a pu disserter sur la chute du mur de Berlin comme symbole d'une faillite de la Modernité.
5) En art comme en littérature, la notion n'a aucun sens (Balzac ne progresse pas par rapport à Cervantès). Seulement, comment les arts ou la littérature témoignent-ils de cette mutation de la grande idée du progrès?
L'affirmation, que ne renierait pas un Milan Kundera, que la notion de progrès n'a aucun sens en art ou en littérature est éminemment contemporaine. Il ne faut en effet pas perdre de vue que, tout au long de la Modernité, les avant-gardes esthétiques (le romantisme, le surréalisme, le nouveau roman, etc.) ont défendu des conceptions d'un art nouveau, actuel, à l'encontre de canons prétendument passéistes ou dépassés. Or, fait révélateur, cet idéal d'un renouveau artistique continu s'éteint plus ou moins en même temps que se décompose la grande idée du Progrès (et souvent pour la même raison: celle de s'être fourvoyé dans des considérations techniques, au détriment du facteur humain).
Reste donc, de manière générale, le postmodernisme, soit une conception de l'art qui, loin de vouloir proposer du neuf ou de l'inédit, se consacre plutôt à un réagencement d'éléments existants, de manière à leur insuffler un ultime sursaut de sens. Cela dit, pour faire écho au sentiment catastrophiste qui plombe l'imaginaire occidental depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on peut également citer la pléthore de représentations de la fin ou de l'«après» — des pièces de Beckett à un roman comme The Road — qui justement mettent en scène cette impression d'aboutissement ou d'essoufflement: alors que le récit traditionnel implique une progression dans la durée (et donc une certaine évolution des personnages), ces oeuvres mettent désormais l'accent sur la stagnation, voire la simple survivance.
1) Comment se caractérise la dernière décennie du point du vue de la croyance au progrès? Peut-on dire que, s'il restait un peu d'espérance dans le futur au passage de l'an 2000, il n'en reste rien, ou presque?
Le passage à l'an 2000 a surtout été animé par la crainte d'un bogue purement technique, ce qui est en soit révélateur. Il faut dire que les années 1990, qui marquent l'hégémonie incontestée des États-Unis après la fin de la guerre froide, ont pu être qualifiées de «fin de l'histoire», en raison de leur carence à la fois en événements et en grands projets collectifs. C'est donc plutôt le 11 septembre 2001 qui constitue un jalon significatif, dans la mesure où cette date fait figure d'un «redémarrage» de l'histoire sous le signe de la menace, d'une réouverture à un avenir qui, loin d'être radieux, laisse désormais se profiler la catastrophe.
Or — paradoxe intéressant — malgré une décennie 2000 marquée par le terrorisme, la crise économique, le réchauffement de la planète et les épidémies de toutes sortes, l'Occident a néanmoins manifesté un immense désir d'espoir, ainsi qu'en a témoigné l'engouement massif pour la candidature de Barack Obama (l'ampleur de la désillusion face à la faillibilité de ce dernier, maintenant qu'il a accédé à la présidence, montre d'ailleurs comment ce qui s'avère ici souhaité est avant tout un symbole). Dans un autre ordre d'idées, on peut observer un maintien de la posture militante propre à la pensée du progrès dans les mouvements altermondialistes et écologistes, mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit là davantage d'une réaction au présent que d'une réelle croyance en l'avenir: on essaie, bien pragmatiquement, d'éviter le pire...
2) Vous dites bien «croyance». Le progrès est donc une sorte de foi dans le futur? Une transposition dans le monde moderne de cette très vieille idée chrétienne de l'espérance?
Le Progrès est une idée qui prend forme au XVIIIe siècle. Il s'agit d'une laïcisation, par la philosophie des Lumières, du devenir chrétien. [...] Le Progrès est donc certes une croyance dans le futur, mais cette espérance, à l'encontre de l'acte de foi prôné par les religions, se veut empirique et rationnelle, découlant avant tout de la compétence individuelle et du travail.
3) On a l'impression que la foi dans le progrès se résume maintenant à des considérations techniques ou scientifiques: un nouveau gadget électronique, un téléphone «intelligent», un livre électronique... Notre rapport au futur, au progrès, se résume-t-il à ces innovations?
Dès ses origines, le Progrès est lié à des considérations techniques et scientifiques. La société bourgeoise d'après la Révolution de 1789, qui doit fonder sa légitimité sur de nouvelles bases, aspire à une organisation — si ce n'est une gestion — de la collectivité fondée sur le savoir moderne. On vise ainsi une efficacité maximale par une mécanisation des transports et des moyens de production, mais aussi une élévation des classes laborieuses — car le prolétariat urbain naît de cette industrialisation massive — par l'éducation et l'hygiène (santé publique). L'exemple par excellence de cet état d'esprit se trouve dans les fictions de Jules Verne, où le héros est (presque) toujours un ingénieur qui veille au bien-être des individus placés sous sa garde par une inventivité sans limite et une répartition intelligente des tâches selon les habiletés de chacun.
Cela dit — et je reviens ainsi à la question posée — une telle utopie n'a jamais su véritablement se concrétiser. D'une part, la question de l'utile s'est rapidement trouvée liée à des intérêts commerciaux (car, ne l'oublions pas, l'avènement de la bourgeoisie équivaut à la naissance du capitalisme tel qu'on le connaît), ce qui en fausse bien évidemment la finalité. D'autre part, la perfection technique s'est graduellement posée comme objectif en soi, qui suit sa propre évolution sans forcément se soucier des besoins réels des individus à qui elle va servir. En résulte la disparité observable aujourd'hui entre l'évolution de la science, qui persiste à suivre son cours, et une impression de sclérose — si ce n'est de décadence — sociale: la technique moderne a fait ses preuves, en tant que telle, mais n'a pas forcément permis de régler les problèmes de la société (ce qui était pourtant son but initial).
4) De quand date la cassure, la rupture, s'il y en a eu une? Pourquoi s'est-t-elle produite?
Dans la perspective d'une histoire longue du progrès, le XXe siècle s'apparente à une exacerbation — voire à un revirement — de l'idéal des Lumières précédemment évoqué. La mécanisation des conflits des deux guerres mondiales (des chars d'assaut à la bombe atomique) a ancré dans les esprits l'idée que la science ne sert pas forcément à faire le bien. De même, les camps de concentration, issus des régimes totalitaires de droite comme de gauche, ont donné à voir que l'«hygiène» sociale et la planification collective pouvaient, lorsque promues en systèmes, brimer l'individu plutôt que l'émanciper. Mais ce n'est qu'en 1989, lorsque s'écroulent les derniers vestiges du «socialisme scientifique» au profit du néolibéralisme, que les grandes espérances liées à la pensée du progrès semblent définitivement s'estomper. C'est de ce point de vue qu'on a pu disserter sur la chute du mur de Berlin comme symbole d'une faillite de la Modernité.
5) En art comme en littérature, la notion n'a aucun sens (Balzac ne progresse pas par rapport à Cervantès). Seulement, comment les arts ou la littérature témoignent-ils de cette mutation de la grande idée du progrès?
L'affirmation, que ne renierait pas un Milan Kundera, que la notion de progrès n'a aucun sens en art ou en littérature est éminemment contemporaine. Il ne faut en effet pas perdre de vue que, tout au long de la Modernité, les avant-gardes esthétiques (le romantisme, le surréalisme, le nouveau roman, etc.) ont défendu des conceptions d'un art nouveau, actuel, à l'encontre de canons prétendument passéistes ou dépassés. Or, fait révélateur, cet idéal d'un renouveau artistique continu s'éteint plus ou moins en même temps que se décompose la grande idée du Progrès (et souvent pour la même raison: celle de s'être fourvoyé dans des considérations techniques, au détriment du facteur humain).
Reste donc, de manière générale, le postmodernisme, soit une conception de l'art qui, loin de vouloir proposer du neuf ou de l'inédit, se consacre plutôt à un réagencement d'éléments existants, de manière à leur insuffler un ultime sursaut de sens. Cela dit, pour faire écho au sentiment catastrophiste qui plombe l'imaginaire occidental depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on peut également citer la pléthore de représentations de la fin ou de l'«après» — des pièces de Beckett à un roman comme The Road — qui justement mettent en scène cette impression d'aboutissement ou d'essoufflement: alors que le récit traditionnel implique une progression dans la durée (et donc une certaine évolution des personnages), ces oeuvres mettent désormais l'accent sur la stagnation, voire la simple survivance.