La démocratie a coulé les Hells Angels

Steven Chabot (à gauche) et François Deschênes, respectivement responsables des enquêtes criminelles à la SQ et à la GRC.
Photo: Steven Chabot (à gauche) et François Deschênes, respectivement responsables des enquêtes criminelles à la SQ et à la GRC.

Les Hells Angels ont été coulés par leur fibre démocratique, selon les informations colligées par Le Devoir au lendemain de l'opération SharQc, la plus vaste rafle à avoir été menée contre le gang au Canada.

La guerre des motards ne fut pas l'apanage des Nomads, l'escouade de guerre des Hells Angels dirigée par Maurice Boucher, et de leur filiale des Rockers, comme l'ont cru les enquêteurs pendant de nombreuses années. En juillet 1994, tous les membres des cinq succursales du gang à Montréal (Sorel), Longueuil, Sherbrooke (Lennoxville), Québec et Trois-Rivières auraient voté pour la guerre afin de ravir par le meurtre le monopole de la vente de drogue aux Rock Machines (Bandidos) et aux revendeurs indépendants.

Les votes auraient été tenus de façon séparée, section par section, mais il n'en demeure pas moins qu'un exercice démocratique aurait mené les Hells Angels à se débarrasser de la concurrence, selon les informations fournies à la police par Sylvain Boulanger, l'ex-sergent d'armes des Hells Angels de Sherbrooke.

À la retraite depuis 2001, Boulanger est le principal témoin à charge de la Couronne dans l'opération SharQc, à l'issue de laquelle 111 des 113 membres des Hells encore actifs dans la province font face à des accusations de complot pour meurtre, meurtre, gangstérisme, complot et trafic de drogue. L'adhésion commune au projet funeste, telle que décrite par Boulanger, a justifié en partie les accusations de meurtre portées contre 117 accusés (membres des Hells et relations d'affaires confondus).

Au moment de mettre sous presse, 29 personnes étaient toujours recherchées activement, dont Norman Marvin Ouimet, membre des Hells Angels de Trois-Rivières qui était en lien avec un ex-dirigeant de la FTQ-Construction.

Les Hells Angels sont pour ainsi dire rayés de la carte. Il ne reste plus que deux membres en liberté, dans les sections de Montréal et de Sherbrooke. Selon les règlements de l'organisation, un «chapitre» doit être composé d'au moins six membres en liberté pour être opérationnel.

Étant donné la gravité des accusations portées contre les présumés membres du gang, il est peu probable qu'ils retrouvent leur liberté d'ici la tenue de leur procès. Toutes les succursales du gang au Québec pourraient donc être dissoutes momentanément, à moins que des membres du gang de l'Ontario et de l'Ouest canadien arrivent en renfort pour combler le vide.

La Sûreté du Québec (SQ) a indiqué hier qu'elle a prévu «un plan d'action» pour endiguer l'action de tout groupe structuré qui serait tenté de reprendre le contrôle du marché de la drogue.

De la police «organisée»

Le bilan de l'opération SharQc (un acronyme pour «Stratégie Hells Angels Rayon Québec») démontre que les policiers ont agi de façon «organisée» pour juguler l'influence néfaste du crime organisé. SharQc est la combinaison de 58 anciens projets d'enquête remontant à 1995 et de 23 nouvelles enquêtes. Deux cents enquêteurs des sept escouades régionales mixtes (ERM) et des unités spécialisées de la SQ et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ont unis leurs efforts dans le but de «déstabiliser et de paralyser les activités criminelles» des Hells au Québec.

«L'approche de partenariat a plus que fait ses preuves dans les dernières années. Aujourd'hui, nous assistons à une opération majeure, mais beaucoup de travail reste à faire. Plusieurs réseaux de trafic de stupéfiants ont été déstabilisés, mais nous reconnaissons que la lutte au crime organisé doit demeurer une priorité et qu'elle nécessite toujours une attention particulière», a dit Steven Chabot, directeur général adjoint aux enquêtes criminelles à la SQ.

Au moment de mettre sous presse, 84 perquisitions étaient toujours en cours, si bien que les enquêteurs ne sont pas en mesure de faire le bilan définitif de l'opération. Chose certaine, il ne faut pas s'attendre à une saisie de stupéfiants en quantités astronomiques.

Près de 5 millions de dollars ont été saisis durant l'enquête et près de 300 000 $ lors des perquisitions, en plus des centaines de kilos de cocaïne, de marijuana et de haschisch, et des 52 véhicules (principalement des motos). Les cinq bunkers des Hells (Sorel, Charny, Sherbrooke, Longueuil, Trois-Rivières) font l'objet d'ordonnances de blocage, au même titre que trois immeubles résidentiels, trois immeubles commerciaux, des actions de deux compagnies et 17 comptes bancaires.

Sur la question de l'argent du crime, l'opération SharQc constitue «une première étape», a dit Jocelyn Latulippe, inspecteur-chef de la SQ. Les enquêteurs et les procureurs au dossier espèrent bien que leur butin ne s'arrêtera pas à une saisie de 5 millions et à la confiscation de cinq bunkers et de six immeubles.

Le Bureau de la lutte aux produits de la criminalité est impliqué dans le dossier d'entrée de jeu, contrairement à la situation qui a prévalu lors de l'opération printemps 2001. L'époque où les Hells Angels entassaient de l'argent en liquide dans des boîtes à souliers est bel et bien révolue. Les «nouveaux» Hells ont appris les rudiments des affaires et du recyclage des produits de la criminalité en s'entourant notamment de professionnels du domaine, a expliqué l'inspecteur-chef Latulippe.

Les Hells Angels ont su infiltrer des pans entiers de l'activité économique, entre autres la construction, par le truchement de multiples compagnies. Ils ont pu réussir en même temps à blanchir l'argent du trafic de la drogue, asseoir un monopole dans certains secteurs par la terreur et pratiquer l'évasion fiscale. Selon Jocelyn Latulippe, l'opération SharQc va démontrer au législateur la nécessité de réformer les lois pour s'attaquer plus efficacement au blanchiment d'argent. «Le crime organisé a beaucoup évolué. Il y a de nouvelles techniques, une nouvelle réalité, a-t-il dit. Ils ont appris, ils bénéficient du support de professionnels.»

Quelques exemples de l'infiltration de l'économie légale par les Hells Angels ont circulé dans les médias depuis quelques semaines, à commencer par les accointances du Hells Angels Norman Marvin Ouimet avec l'ex-dirigeant de la FTQ-Construction, Jocelyn Desjardins, et avec un vice-président de grues Guay. Salvatore Cazzetta, arrêté jeudi, a aussi fait parler de lui récemment. La Presse a révélé qu'il est l'un des actionnaires d'une compagnie qui distribue en exclusivité au Canada la boisson énergisante Cintron. Dans la même veine, Radio-Canada révélait mercredi que le contrat de construction de 25 millions du quartier général de la SQ à Mascouche avait été accordé à Marc Saulnier, un entrepreneur qui compte un présumé membre des Hells Angels, David Rouleau, parmi ses associés.

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