L'entrevue - S.O.S. langues !

Devant la menace de disparition qui pèse chaque jour davantage sur des milliers de langues parlées dans le monde, un ambitieux programme de sauvetage a vu le jour. Pensé dans une logique de développement, il vise à créer une Encyclopédie numérique des langues et à alimenter une Télévision des langues.
L'hécatombe est annoncée. Des 6000 langues qui se parlent actuellement sur la planète, près de la moitié devraient être rayées définitivement de la surface du globe d'ici la fin du siècle en cours. Et ce, au rythme d'une disparition tous les 15 jours, estime l'UNESCO.Cette mathématique de l'extinction des voix, Rozenn Milin, ex-directrice de TV-Breizh, en France, une station de télévision bretonne qui a mis la langue celtique à l'honneur pendant des années avant de sombrer lamentablement dans la rediffusion de séries américaines, la connaît très bien. Par expérience — «Ma langue maternelle, le breton, est en train de disparaître», lance-t-elle — et depuis quelques mois par engagement: Mme Milin préside en effet aux destinées d'un tout nouveau programme de sauvegarde du patrimoine linguistique mondial, baptisé Sorosoro. Sa mission? Tracer les contours de toutes ces langues en danger de mort quelque part dans l'univers, et ce, en vue de constituer une vaste Encyclopédie numérique des langues.
Le travail de documentation doit également servir à alimenter une Télévision des langues, dont la première mouture verra le jour au début de l'été sur Internet. Au programme: des films captés sur le terrain mettant en vedette des locuteurs de benga et de mahongwe, deux langues bantoues du Gabon, et de tektitek et de kaqchikel, des langues mayas du Guatemala. Pour commencer.
«C'est un travail titanesque, qui devrait me tenir occupée jusqu'à la retraite», lance en rigolant, à l'autre bout de fil, la maître d'oeuvre de ce plan de sauvetage. Le Devoir l'a jointe la semaine dernière à Paris, où Sorosoro a posé ses pénates. «Mais c'est aussi un travail nécessaire pour conserver la mémoire des langues, ces réceptacles de connaissances importantes pour l'humanité, et pour s'assurer de la transmettre aux générations futures.»
«Souffle, parole, langage», en araki
Le projet, financé en partie par la fondation de l'ancien président français Jacques Chirac — fondation pour laquelle une ribambelle d'ex, dont l'ex-premier ministre du Canada Jean Chrétien, ou encore Kofi Annan, ex-numéro 1 de l'ONU, agissent comme membres influents du comité d'honneur —, est ambitieux.
Sur les 3000 langues en danger aujourd'hui, «on aimerait réussir à en documenter une cinquantaine tous les ans», résume Mme Milin. Ce qui, à ce rythme-là, devrait garder en vie le bien nommé programme Sorosoro pendant les 60 prochaines années. En araki, une langue parlée par huit personnes au Vanuatu, dans le Pacifique sud, ce mot signifie «souffle, parole, langage».
Le pain ne va donc pas manquer sur la planche des linguistes et des anthropologues consultés par l'organisme afin de construire le théâtre des opérations à venir, mais aussi pour les preneurs de son, monteurs et cameramen lâchés sur les terrains accidentés des mots qui résonnent de moins en moins.
Au cours des prochaines années, en effet, ils vont devoir emprisonner pour l'éternité, dans des codes binaires, plusieurs morceaux de la vie quotidienne reproduits depuis la nuit des temps en faetar (Italie), en karone (Sénégal), en han (Canada), en karaim (Lituanie), en ediamat (Guinée-Bissau), en juhur (Israël) ou encore en cape khoekhoe (Afrique du Sud), pour ne citer que ces quelques exemples.
«Nous voulons conserver une trentaine d'heures d'enregistrement pour chaque langue, poursuit Mme Milin, mais aussi archiver, lorsque ces langues ont une existence écrite, les documents relatifs à leur écriture», et ce, dans l'espoir d'entretenir la biodiversité linguistique de son encyclopédie et de sa télévision, qui vont mettre en vedette des «contes, légendes, récits de migration, récits guerriers et chansons», dont les idiomes ne sont plus détenus que par une poignée de locuteurs.
Un vade-mecum de la sauvegarde
«Nous prévoyons conserver des images de cérémonies religieuses, de mariages, de deuils, de guérisons», poursuit la tête pensante du programme, qui indique avoir établi son vade-mecum de la sauvegarde avec l'aide de spécialistes de la question consultés un peu partout sur la planète académique. «Les proverbes, les insultes, les jeux de mots, les mots qui nomment des choses propres à une région, souvent en lien avec la faune et la flore, ou les nouvelles choses liées aux technologies» sont également dans la ligne de mire des collecteurs de phonèmes. Tout comme, d'ailleurs, la façon de compter de un à dix, de nommer les couleurs primaires ou les différentes parties du corps humain.
«Tous ces documents seront numérisés, précise Mme Milin, mais également recopiés tous les deux ans afin de suivre l'évolution des supports numériques dans le temps.» Une mesure préconisée par les experts en archives pour éviter que tous ces mots, malmenés par des langues dominantes (l'anglais, le français, l'espagnol, le chinois et le portugais sont ici montrés du doigt), ne périssent par les outils censés les rendre éternels. «On ne veut pas faire ça pour rien», lance celle qui se dit inspirée dans son travail par le linguiste américain David Harrison, entre autres.
L'homme a un jour expliqué que «la disparition d'une langue n'est pas seulement une perte pour la communauté de ses locuteurs, mais aussi pour notre connaissance humaine commune des mathématiques, de la biologie, de la géographie, de la philosophie, de l'agriculture et de la linguistique». Mais il y a plus, croit Mme Milin. «Dans les populations autochtones, par exemple, on voit que la déculturation des populations entraîne bien des problèmes: alcoolisme, toxicomanie, violence, suicide, dit-elle. Préserver leur langue et les aider à se la réapproprier, cela vise également à redonner à ces populations une fierté qui leur manque.»
Une cruelle équation
Fierté, oui, mais à Sorosoro on pense aussi que le plan de sauvetage linguistique qui l'anime va plus loin qu'une encyclopédie et une télévision en s'inscrivant dans une logique de développement. À condition que «tout notre travail de documentation soit diffusé gratuitement à tous, mais également renvoyé dans les communautés qui font vivre ces langues», dit-elle, taraudée par cette idée de préservation linguistique depuis son plus jeune âge.
«En Bretagne, dans les années 50, les gens ont arrêté de transmettre leur langue à leurs enfants. Conséquence: il y a un siècle, nous étions un million à la parler, contre 200 000 à peine aujourd'hui. On perd aussi 10 000 locuteurs par an sans avoir un taux de renouvellement suffisant pour être optimistes quant à l'avenir.»
Une cruelle équation qui place désormais ce parler régional, à l'identité fortement parfumée à la dentelle, dans la catégorie des «langues sérieusement en danger», selon l'UNESCO. Et qui va lui assurer une place de choix, on s'en doute, dans les bases de données en cours de construction de Sorosoro.