Jacques Couture, l'engagé

Depuis février 2006, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, d'histoire, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur. Cette semaine, un «Devoir d'histoire» sur un personnage oublié d'une époque moins cynique de la politique québécoise, à la fin d'une campagne dépressive.

Manoeuvres partisanes et diabolisation de l'adversaire à Ottawa; promesses électorales creuses, clips faciles et sophismes au Québec: les griefs des citoyens sont nombreux contre le cynisme de la classe politique, qui ne poursuivrait que l'exercice du pouvoir et ses seuls intérêts. Pourtant, il est des cas dans l'histoire récente où ce verdict est injuste et où l'engagement d'un responsable politique contribue nettement à l'édification d'une société meilleure. Le parcours singulier de Jacques Couture est de ceux-là.

Né dans la Haute-Ville de Québec en 1929, Jacques Couture fait partie de ces jeunes catholiques qui, confrontés aux problèmes sociaux du Québec de l'après-guerre, «veulent servir». À 18 ans, il est bouleversé par la misère qui sévit dans les quartiers ouvriers de la Basse-Ville. Dès lors, abandonnant ses études en droit, il se joint à la Compagnie de Jésus.

Pour un jeune des années 1950, les Jésuites sont un ordre religieux attirant: l'un des mots d'ordre d'Ignace de Loyola n'est-il pas d'«être contemplatif dans l'action»? Qui plus est, sous le magistère du père Pedro Arrupe, les Jésuites s'engagent résolument dès 1966 dans la pastorale sociale. Couture sent là que ses énergies peuvent être employées utilement. Après une mission à Hsinchu, sur l'île de Taïwan, il est ordonné prêtre en 1964 dans le quartier ouvrier de Saint-Henri, à Montréal.

En pleine Révolution tranquille, la prêtrise ne se vit plus comme autrefois. Dévoué à la cause des habitants de ce quartier, le prêtre-ouvrier Couture est de tous les combats du développement social: fondateur du CLSC Saint-Henri et du journal L'Opinion ouvrière, militant de l'Association des locataires du quartier, instigateur des premiers camps familiaux au Québec avec le Groupement familial ouvrier (GFO) en 1969. Le politique le rattrape.

Lors de l'émeute du défilé de la Saint-Jean en 1968, il est arrêté parmi tant d'autres. «Au moment de prendre la photo» du prévenu, relatera-t-il plus tard, «ils étaient trois ou quatre qui demandaient âge, profession, etc. Je répondis prêtre, jésuite» devant des policiers stupéfaits!

Par la suite, Jacques Couture se préoccupe progressivement des droits de la personne et son engagement pour la cause de la souveraineté croît en parallèle. Il fait le saut en politique municipale en 1974, sous la bannière du Rassemblement des citoyens de Montréal. Même si le maire Jean Drapeau remporte la victoire, le prêtre-ouvrier récolte près de 40 % des suffrages. René Lévesque le remarque alors et l'invite à se joindre au Parti québécois. Aux élections de novembre 1976, Couture se fait élire dans son comté de Saint-Henri. Au sein de l'un des meilleurs conseils des ministres de l'histoire québécoise, il se voit confier les rênes du Travail et de la Main-d'oeuvre.

Les premiers mois en politique se vivent dans la controverse. Déjà, sous l'injonction du père Arrupe, il a dû démissionner de la Compagnie de Jésus: l'activisme politique ne peut être de mise pour un jésuite. Identifié à la gauche du parti, Couture fait adopter deux hausses successives du salaire minimum. Devant le tollé du patronat, le premier ministre lui confie prestement de nouvelles responsabilités au ministère de l'Immigration.

Être responsable

«Notre projet collectif, rappelle le ministre Couture en 1978, ne peut pas faire abstraction de ce demi-million de Québécois qu'il faut associer à part entière au mouvement historique du peuple québécois vers son plein épanouissement». Il faut donc que «l'ensemble des Québécois se sentent responsables de l'insertion des immigrants à la vie québécoise».

Comment être responsable? D'abord, il faut en avoir les moyens. Avec l'élection du PQ en 1976, l'État québécois adopte un ton plus revendicateur, cherchant à conquérir la reconnaissance politique de ses compétences. Dans cet esprit, l'entente conclue en février 1978 avec le ministre fédéral Bud Cullen assure la participation conjointe des ordres de gouvernement fédéral et provincial dans la sélection des ressortissants étrangers souhaitant s'établir au Québec.

Le Québec obtient alors la possibilité de déterminer ses propres critères de sélection en fonction de ses objectifs économiques, démographiques ou socioculturels. Adoptée en novembre de la même année, la loi 82 entérine les acquis en matière de sélection. Aux critères rationnels et quantitatifs adoptés par l'État, Couture introduit néanmoins une dérogation. «Dans les cas de détresse, dont les réfugiés, précise-t-il, ces critères peuvent être assouplis.»

Ensuite, il faut avoir des principes pour agir. Pour Couture, «aucune société qui s'organise, que ce soit au nom de l'efficacité administrative, de la sécurité nationale ou de quelque autre "raison d'État", sous prétexte qu'elle prétend devenir l'arbitre suprême du bonheur des citoyens, ne peut agir au mépris du respect des droits fondamentaux de l'homme». L'accueil au Québec doit donc se faire «au nom même de la justice».

Chaleur et dignité

Un épisode met en pratique ces principes. À la fin des années 1970, la question des réfugiés occupe désormais une place de choix au sein de l'ordre du jour politique. À partir de 1975, avec l'effondrement de ses régimes politiques appuyés par les États-Unis, l'Indochine connaît un mouvement massif de réfugiés, surtout en 1978 et en 1979, sous la pression conjointe de la répression politique au Vietnam et du génocide perpétré par les Khmers rouges du Kampuchéa.

Au péril de leur vie, des centaines de milliers de personnes s'enfuient par voie de terre ou de mer. Le drame amplement médiatisé des boat people qui aboutissent dans des camps surpeuplés en Thaïlande, en Malaisie ou aux Philippines suscite ainsi une ardente sympathie dans le monde occidental.

Toujours «jésuite de coeur» et appartenant à la «patrie de l'Église», Jacques Couture manifeste une sincère compassion. Dès lors, l'action québécoise s'étend à l'extérieur de ses frontières. En conformité avec l'entente Couture-Cullen, les agents fédéraux et provinciaux opèrent conjointement, dans le cadre de missions sur les lieux de refuge, à la sélection des candidats à l'admission. Tout comme ses fonctionnaires, le ministre n'hésite pas à visiter les camps, à s'informer de la situation des réfugiés, à s'enquérir d'une possible intervention sur place. Au retour d'un séjour en Asie du Sud-Est en janvier 1980, Couture, «fortement ébranlé» par la tragédie, décide de favoriser la réunification des familles.

Au Québec même, l'État assure en partie l'accueil des réfugiés. Toutefois, l'hospitalité est également de la responsabilité des citoyens grâce au programme de parrainage des réfugiés mis sur pied dès juillet 1979. Ce programme prévoit que les groupes parrains doivent être capables de subvenir pendant un an aux besoins essentiels. Ils ont aussi «la mission de recevoir avec chaleur et dignité des individus ou des familles» ayant vécu «dans des conditions infra-humaines». Témoignant d'une ouverture certaine à l'Autre, les citoyens québécois répondent à l'appel.

Ainsi, 518 groupes, répartis dans 215 municipalités partout au Québec, parrainent 7847 réfugiés jusqu'en mars 1981. Selon une enquête du ministère de l'Immigration, les deux tiers des groupes parrains se montrent toujours disposés à accueillir de nouvelles familles. L'adaptation des réfugiés, une fois passé le choc culturel initial, demeure fonction de la connaissance du français, mais surtout de l'obtention d'un emploi, ce qui n'est pas évident dans le contexte des récessions économiques des années 1980.

Devant le chômage, les trois quarts des réfugiés ont préféré tenter leur chance dans les métropoles, après avoir eu beaucoup de difficultés à trouver un emploi dans les régions. Cependant, le programme de parrainage a permis à de multiples familles, comme les Nguyen de Sainte-Croix-de-Lotbinière, de refaire leur vie et de prendre leur place dans la société québécoise.

Rakoutoumalala

Après la défaite du OUI au référendum de 1980, le coeur n'y est plus pour l'activisme politique. Quittant ses fonctions de ministre et de député, Jacques Couture réintègre la Compagnie de Jésus. Le père Arrupe lui confie une nouvelle mission à Madagascar, dans l'un des endroits les plus pauvres de Tananarive: le quartier d'Andohatapenaka. Fidèle au code jésuite et obéissant «comme un cadavre», il s'exécute en 1982.

À Madagascar, «le décalage était tellement considérable», raconte-t-il, que, «par rapport au Québec, c'était le jour et la nuit». Il s'entête, apprend le malgache, s'investit dans la communauté. Toujours soucieux de justice sociale et de responsabilisation citoyenne, il crée le Conseil de développement d'Andohatapenaka, une coopérative qui, à la manière des institutions de microcrédit actives dans les pays en voie de développement, fonctionne grâce à la réciprocité des dons et des échanges. Sur un ton ironique, il affirme à la fin de sa vie: «Dans le fond, mon objectif maintenant est de devenir de plus en plus inutile. J'y arrive vraiment bien.» Malade, «Rakoutoumalala» — Jacques le bien-aimé en malgache — doit revenir au Québec pour s'éteindre le 10 août 1995.

Les boules de coton

«Quel est donc le sens de pareille existence?», se demandait le sociologue Fernand Dumont dans Une foi partagée, où il esquissait les vies spirituelle et politique du prêtre-missionnaire. En recueillant les témoignages, l'historien se pose la même question et les réponses abondent selon les contextes. Pour les gens de Saint-Henri, les boat people et les habitants d'Andohapenaka, Jacques Couture a concouru à leur vie et à leur mieux-être collectif. Aux yeux des Montréalais, il a été un fort exemple d'engagement civique et religieux.

Au regard des croyants, il a offert l'exemple d'une foi active contre les blasphèmes de la misère. Pour les Québécois, il a contribué non seulement à doter le Québec d'une politique d'immigration conforme à ses besoins et à ses responsabilités, mais aussi à inscrire dans leur mémoire l'un des principaux gestes de générosité collective qui eut lieu au siècle dernier.

Mais encore? Un témoignage nous donne une piste. Rescapés du génocide cambodgien, les orphelins Hongsê et Hong-Huy Phok avaient 14 et 16 ans lorsqu'ils ont été adoptés par Jacques Couture en 1979. Plusieurs années plus tard, les membres de leur famille se sont intégrés au Québec: les uns possèdent de petits commerces, les autres sont aux études.

Diplômé en génie mécanique, Hongsê rappelle avec émotion son premier hiver: «Jacques m'a réveillé lors de la première tempête et je pensais que c'étaient des boules de coton.» Puis, soulignant la générosité de son «deuxième père»: «Jacques ne nous a jamais amenés à l'église pour Noël, ou en d'autres occasions; il voulait respecter notre propre croyance. Noël, ce n'est pas une fête religieuse pour moi. C'est quand même important parce que c'est la fête de Jacques, du docteur Marcel, de notre amie Louise Gagné et de la société québécoise.»

Tel peut être l'un des sens de l'existence d'un Jacques Couture. En faisant «des citoyens là où il y avait des dépendants» — selon Fernand Dumont —, son engagement a témoigné que le don engendre le contre-don, que l'ouverture à l'humain enfante le dialogue et le respect mutuels.

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Écrit par Martin Pâquet

Département d'histoire de l'Université Laval - Auteur de Tracer les marges de la cité. Étranger, immigrant et État au Québec, 1627-1981, paru aux Éditions du Boréal en 2005

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