Une nuisance légale peut être excessive

La Cour suprême du Canada a confirmé hier que tous les citoyens, et non seulement les propriétaires d'immeubles, ont le droit d'intenter un recours collectif pour des nuisances «anormales ou excessives» même si ces nuisances sont autorisées par la loi ou si elles se conforment aux normes environnementales.

Cet arrêt du plus haut tribunal du pays, qui va coûter entre 15 et 20 millions à Ciment Saint-Laurent, a été accueilli avec des larmes de joie dans l'ancien quartier de Beauport, où les citoyens ont subi de 1991 à 1997 des poussières, bruits et inconvénients jugés tout à fait «anormaux et excessifs».

Dans un communiqué émis en fin de journée hier, la vice-présidente aux relations publiques du cimentier, Angela Burton, a déclaré que cette société «accepte la décision» de la Cour suprême et qu'elle reconnaît que «l'exploitation de l'usine a entraîné des conséquences pour les résidants des environs» malgré les mesures techniques en place.

«Toutefois, a ajouté Angela Burton, la confirmation par la Cour suprême du Canada qu'un régime de responsabilité personnelle sans faute existe au Québec pourrait avoir des répercussions sur l'ensemble de l'industrie manufacturière canadienne. Le précédent créé par cette décision nécessitera une analyse plus approfondie du jugement non seulement par CSL mais également par l'ensemble des entreprises canadiennes qu'il pourrait concerner, et ce, afin que les obligations qui en découlent soient mieux comprises.»

Le Conseil patronal de l'environnement du Québec a accusé le coup lui aussi et averti les entreprises: «En plus de devoir respecter les lois et règlements en matière d'environnement, ainsi que les certificats d'autorisation, les entreprises devront s'assurer que les inconvénients de leurs activités ne soient pas anormaux» dorénavant, précise son communiqué.

14 ans plus tard

Huguette Barrette, dont le nom de famille va désormais nommer ce jugement historique, et Claude Cochrane habitaient près de la cimenterie de Beauport quand ils ont demandé à la Cour supérieure d'intenter un recours collectif, en leur nom et celui de leurs voisins, en raison du caractère anormal et excessif des nuisances causées par cet équipement industriel, autorisé par une loi spéciale du Parlement québécois en 1952.

La Cour supérieure a autorisé ce recours et l'action des citoyens a été déposée le 1er août 1994. Le 9 mai 2003, soit neuf ans plus tard, la juge Julie Dutil de la Cour supérieure a rendu jugement en faveur des requérants, statuant que même si Ciment Saint-Laurent avait respecté les lois, les opérations de sa cimenterie causaient tellement d'inconvénients anormaux que cette entreprise devait compenser financièrement ses voisins, en vertu de l'article 976 du Code civil.

Trois ans plus tard, la Cour d'appel du Québec renversait cette décision et condamnait Ciment Saint-Laurent à des dommages réduits. Pour la Cour d'appel, Ciment Saint-Laurent ne pouvait être tenu responsable que des infractions aux normes réglementaires et n'était donc responsable que des inconvénients additionnels attribuables à ces «fautes». Cet arrêt attribué par plusieurs à la tendance de plus en plus conservatrice de ce tribunal éliminait ce qu'on appelle le régime de «responsabilité sans faute» reconnu par la Cour supérieure au profit d'un système basé uniquement sur la «faute». Et la Cour d'appel a aussi limité alors le droit de poursuivre aux seuls propriétaires d'immeubles, ce qui paralysait à plusieurs égards la pratique du recours collectif en fermant notamment sa porte aux locataires.

La Cour suprême a tranché hier un débat juridique qui malmenait depuis les années 80 une jurisprudence qui remontait pourtant à l'arrêt qu'elle avait rendu, en 1896, dans la cause Drysdale vs Dugas. Dans cette cause historique, un restaurateur poursuivait le propriétaire d'une écurie en raison des odeurs légales mais excessives de ses chevaux. Le principe selon lequel les droits des uns s'arrêtent là où commencent ceux des autres a été codifié pour la première fois dans le Code civil en 1994, dans l'article 976.

Le requérants ont été appuyés devant la Cour suprême par les Amis de la Terre et le Centre québécois du droit de l'environnement (CQDE), qui ont soutenu que le Code civil ajoutait une deuxième protection dite de «responsabilité sans faute» à la responsabilité civile générale basée sur la faute. La Cour suprême leur a donné raison sur toute la ligne. De plus, le tribunal a accepté que les dommages et intérêts de cette cause continuent de s'accumuler même après le dépôt de la requête initiale, soit de 1994 à 1997, date de fermeture de la cimenterie.

Pour le plus haut tribunal du pays, le double régime québécois de responsabilité civile «s'accorde également avec des considérations de politique générale, tels que l'objectif de protection de l'environnement et l'application du principe pollueur-payeur».

Ce verdict de la Cour suprême constitue par ailleurs un double camouflet politique à l'endroit au gouvernement québécois.

D'abord parce qu'il démontre que les exigences des certificats d'autorisation n'empêchent pas, depuis au moins deux décennies, les nuisances anormales et excessives, alors que le ministère de l'Environnement est sensé protéger, par ses exigences et ses normes, la qualité de vie des citoyens.

De plus, l'arrêt d'hier illustre de façon magistrale l'absence de légitimité de la loi spéciale que le gouvernement Charest a adoptée pour soustraire tous les clubs de motoneiges du Québec des impacts financiers du verdict rendu en 2004 par la juge Hélène Langlois, de la Cour supérieure, dans le recours collectif intenté par les riverains de la piste cyclable du P'tit Train du Nord. La juge Langlois avait précisément basé son jugement sur l'article 976 du code civil pour interdire le passage de motoneiges et décréter des compensations de 10 000 $ à chacun des 600 riverains de la piste. La loi spéciale du gouvernement Charest est toujours en vigueur et Québec cherche depuis à légaliser de façon permanente cette pollution sonore et toxique, ce qui devrait désormais, avec l'arrêt de la Cour suprême, s'avérer plus difficile.

Les Amis de la Terre et le CQDE ont accueilli hier cette décision comme une «immense victoire pour le monde ordinaire et pour la communauté environnementale», qui y voit une confirmation de la pertinence des recours collectifs en environnement.

Pour le juriste environnemental Me Michel Yergeau, du cabinet Lavery De Billy, il s'agit d'un «jugement déterminant» et d'un «jalon» en droit de l'environnement.

«Ce jugement, écrivait-il hier à des collègues, a pour conséquence d'imposer à l'exploitant d'une usine l'obligation de s'assurer non seulement du respect des dispositions législatives et réglementaires et des conditions de ses certificats d'autorisation, mais aussi de s'assurer que les retombées de ses activités n'excèdent pas la tolérance que les voisins se doivent, suivant la situation de leurs propriétés ou les usages locaux.» Il en résultera, conclut-il, que les entreprises munies de certificats d'autorisation «devront faire preuve d'une vigilance décuplée».

Pour Me Line Magnan, qui a préparé cette cause avec Me Jacques Larochelle, de Québec, on assiste ici à une confirmation du droit citoyen de protéger l'environnement grâce à l'intervention des tribunaux «quand les politiciens refuseront de les écouter» s'ils sont devenus trop dociles envers les industriels.

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