Le vin dans les voiles

La marine marchande à voiles est de retour dans les ports. Portés par les vents de la flambée des prix du pétrole, de la lutte contre les gaz à effet de serre et de la nostalgie d'un temps où l'on prenait un peu plus son temps, ses anciens navires et bateaux modernes transporteront d'abord du vin, mais peut-être aussi bientôt du café, des huîtres et de la confiture.
Le Kathleen and May larguera les amarres au port de Brest, en France, la semaine prochaine et mettra le cap sur l'Irlande. Les cales du trois-mâts, construit tout en bois en 1900, seront chargées de 30 000 bouteilles de vin. Le magnifique navire jettera l'ancre une semaine plus tard dans le port de Dublin, où il débarquera son chargement avant de repartir pour la France, chargé cette fois de whisky.Ce voyage inaugurera les services de la nouvelle Compagnie de transport maritime à la voile (CTMV), qui entend remettre au goût du jour une forme de marine marchande qui avait disparu depuis l'invention des bateaux à vapeur, puis des porte-conteneurs géants. Il sera suivi par l'ouverture dès 2009 de deux routes, l'une entre Bordeaux et Dublin, l'autre entre Bordeaux et Bristol, en Angleterre. D'autres liaisons devraient être établies ensuite avec d'autres ports européens, et peut-être aussi avec les États-Unis et même le Québec.
«Il y a des raisons économiques et environnementales à revenir au transport par bateaux à voile, a expliqué hier sur le pont du Belem, dans le port de Montréal, l'un des trois fondateurs de la CTMV, le Français Frédéric Albert. Mais il y a aussi une raison philosophique à cela. Après avoir cherché pendant un siècle à tout faire toujours plus vite, on se rend compte aujourd'hui que l'on avait parfois des façons de faire autrefois que l'on gagnerait à retrouver.»
Vieux gréements et nouvelles technologies
La flotte de la CTMV compte pour le moment cinq anciens navires, cinq «vieux gréements», comme on dit dans le milieu maritime. Les Québécois ont appris à connaître l'un d'eux: le Belem, un magnifique trois-mâts à coque d'acier qui est arrivé à Montréal dimanche soir après avoir fait escale à Québec la semaine dernière. Le navire noir et blanc, construit en 1896, a apporté de France dans sa cale des bouteilles de vin de la région du Languedoc-Roussillon. L'exercice visait à mieux faire connaître ces 45 vins du sud de la France aux amateurs québécois, mais aussi américains, lors d'une escale à Boston. Il visait également à faire parler de cette «nouvelle» forme de transport maritime et, si possible, à intéresser la Société des alcools du Québec (SAQ) et les autres importateurs de vins nord-américains.
La CTMV entend ajouter à sa flotte, à partir de l'automne 2009, de tout nouveaux voiliers spécialement conçus pour le transport de marchandises. La compagnie compte en faire construire au moins trois, et peut-être même sept d'ici cinq ans si l'idée a du succès en Amérique du Nord. Ces deux-mâts modernes auront grosso modo la même taille que le Belem, mais ils pourront contenir jusqu'à 89 000 bouteilles, soit l'équivalent de 145 palettes. D'une vitesse de croisière maximale sous voile de 14 noeuds, ils iront presque deux fois moins vite que les porte-conteneurs modernes, mais ils émettront sept fois moins de gaz à effet de serre.
Les bouteilles transportées par la CTMV seront marquées d'un label doré où apparaissent des voiles déployées entourées du message: «Transporté à la voile, une meilleure solution pour la planète». Ce logo garantira notamment une navigation sous voile pendant au moins 75 % du temps, la génératrice des instruments de bord, les approches au port ainsi que d'autres manoeuvres exigeant l'utilisation de moteurs qui fonctionneront à l'éthanol ou à d'autres biocarburants qui ne rejettent aucun CO2.
Du «bordeaux retour» à la confiture
Gardés à une température idéale de 17 °C, les vins transportés dans les cales des navires profiteront également d'un étrange phénomène en vertu duquel le tangage et le roulis propres aux voiliers accéléreraient le vieillissement du vin. Bien connu au temps des bateaux à voiles, a raconté Frédéric Albert, ce phénomène amenait autrefois des producteurs bordelais à offrir leur vin comme lest aux navires qui partaient pour l'étranger dans le but de le récupérer après le voyage. Ce vin avait même un nom. On l'appelait le «bordeaux retour».
Les activités commerciales de la CTMV devraient être rentables dès l'année prochaine, estime l'entreprise. Elle exportera alors vers l'Irlande et le Royaume-Uni deux millions de bouteilles. Le coût supplémentaire d'un transport à la voile plutôt qu'en navire conventionnel ne dépassera pas 10 à 15 % en Europe. Il en coûterait même moins cher (4 $ par caisse de six bouteilles à la voile contre 6 $ en bateaux à moteur) pour une traversée transatlantique. Cette rentabilité ne fera que s'améliorer à mesure que continuera de monter le prix du baril de pétrole, mais à mesure aussi que les gouvernements mettront en place des lois visant à taxer les pollueurs et à récompenser les énergies vertes. La CTMV a aussi l'avantage de pouvoir compter sur l'expérience d'un de ses autres cofondateurs, le Français Philippe Videau, fondateur en 1988 des fameux services de bateaux de croisière à voile de la Compagnie des îles du Ponant.
L'intérêt est grand, notamment dans des pays comme la Suède et le Danemark, et de la part de géants de l'industrie comme Pernod-Ricard et JF Hillebrand, a dit Frédéric Albert. On ne pense pas seulement au transport du vin et des autres alcools. Il est question aussi de remplir les cales de café et de thé équitables, d'huîtres et même de confitures et de compotes, l'idée étant chaque fois d'éviter de devoir faire un voyage à vide. «Cela peut être n'importe quoi, pour autant que ce ne soit pas périssable, a expliqué ce diplômé en marketing et en communication. Mais chaque fois, il s'agit d'entreprises et de personnes qui valorisent le développement durable.»
La science des anciens
Michel Escande est de ceux-là. Le producteur des vins Borie de Maurel, à Félines-Minervois, au nord-est de Carcassonne, n'a pas à être convaincu des vertus de la science qu'avaient accumulée les anciens. «On a remplacé les tonneaux de bois par des cuves d'acier, on revient aujourd'hui aux tonneaux de bois, a noté le producteur, dont le vin a fait le voyage jusqu'au Québec avec le Belem et partira aussi à voile de Brest vers Dublin la semaine prochaine. Les producteurs rêveraient d'avoir assez d'argent pour reconstruire les presses que l'on avait autrefois. Chez moi, on s'est remis à utiliser des chevaux de trait.»
«Pour moi, c'était une suite normale de faire transporter mes vins de cette façon-là, a-t-il poursuivi sous l'auvent qui avait été tendu sur le pont du Belem pour protéger de la pluie. Tout cela est une question d'équilibre, et l'équilibre c'est le principal facteur qui fait la qualité d'un vin.»
Réserves de la SAQ
On se montrait plus réservé hier du côté de la SAQ à propos de cette idée de transport du vin à la voile. «C'est une solution parmi d'autres pour réduire les gaz à effet de serre», a déclaré en entretien téléphonique sa porte-parole, Linda Bouchard. Une première rencontre est néanmoins prévue aujourd'hui entre les représentants de la CTMV et ceux de la société d'État.
La SAQ a déjà fait des efforts importants pour réduire ses émissions polluantes, a poursuivi sa porte-parole. Elle a notamment rationalisé l'utilisation de sa flotte de camions au Québec et cherche autant que possible, à l'étranger, à recourir à des moyens de transport moins polluants, comme les péniches. Un premier plan de développement durable devrait d'ailleurs être déposé pas plus tard que cet automne. Il comprendra notamment un volet portant sur le transport.
Quant aux effets particuliers qu'auraient les voyages en voilier sur le mûrissement du vin, la SAQ se montre peu convaincue. «C'est à voir, a dit Linda Bouchard. Il n'y a pas de preuve irréfutable que cela rendrait le vin tellement meilleur.»