L'entrevue - De Big Brother aux Little Brothers

Benoît Dupont, chercheur et professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.
Photo: Pascal Ratthé Benoît Dupont, chercheur et professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

Le criminologue Benoît Dupont nage à contre-courant de ses pairs dans le débat sur la surveillance et son corollaire, l'érosion des libertés individuelles. L'ère du Big Brother est révolue. Place à une armée de Little Brothers qui tirent sciemment profit du miracle technologique.

N'eût été l'indiscutable vivacité d'esprit de ce quidam qui a dégainé sa caméra pour filmer l'arrestation de Robert Dziekanski, le 14 octobre dernier à l'aéroport de Vancouver, la mort du Polonais n'aurait fait aucun bruit. La version «officielle» de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) aurait prévalu, à savoir que les policiers avaient tout tenté pour raisonner cet homme agité et agressif avant de lui administrer deux décharges de Taser.

Les images montrent au contraire que Dziekanski était inoffensif et confirment que les policiers fédéraux ont déformé les faits dans une futile tentative de camoufler leur bavure. Cette triste histoire, connue partout dans le monde, illustre également le propos de Benoît Dupont, chercheur et professeur à l'École de criminologie de l'Université de Montréal. La surveillance n'est pas uniquement synonyme de risques et d'effets pervers, mais aussi de... bienfaits! L'affaire Dziekanski prouve en effet que l'on peut «surveiller la surveillance», dit-il.

«Il ne faudrait pas oublier que, maintenant, il y a de plus en plus de moyens de surveillance qui ne sont pas utilisés par l'État, mais par des citoyens et des ONG justement pour surveiller l'État. Internet a quand même changé la perspective. Oui, l'État continue à faire de la surveillance. Mais, en tant que citoyen, on peut aussi surveiller plein de choses sans avoir des ressources faramineuses, et on peut rendre l'État plus imputable», estime-t-il.

La semaine dernière, l'actualité judiciaire a corroboré son point de vue. Les voyous qui ont fracassé les vitrines des commerces du centre-ville et incendié des voitures de police, après la laborieuse victoire du Canadien en sept matchs contre les Bruins, ont connu leur minute de gloire sur YouTube. Ces vidéos, mises en ligne par les émeutiers dans quelques cas, ont permis aux policiers d'arrêter plus facilement les auteurs présumés des crimes. Certes, dans cet exemple particulier, la contre-surveillance exercée par le public profite à des agents de l'État. Elle s'inscrit cependant dans la recherche d'une certaine paix sociale.

À contre-courant

M. Dupont juge stérile le débat social sur la surveillance, car celui-ci carbure presque exclusivement à la critique des intrusions de l'État et des grandes entreprises dans la sphère de la vie privée des citoyens, au moyen d'outils de surveillance de plus en plus raffinés. «Le modèle de Big Brocher est pas mal dépassé. Ça fonctionnait bien dans une société où les médias les plus évolués étaient la radio et la télévision. Mais, dans une société où 60 à 70 % de la population accède à Internet de façon régulière, on ne peut plus fonctionner avec le modèle de Big Brother. Ça devient complètement désuet», estime-t-il.

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie, Benoît Dupont est bien conscient qu'il nage à contre-courant parmi ses pairs. Que ce soit en criminologie, en sociologie ou en droit, la surveillance devient en effet un champ de recherche à part entière. À l'université Queen's, en Ontario, le sociologue David Lyon est responsable du «Surveillance Project», une initiative internationale visant à étudier la société de la surveillance sous tous ses aspects — de la carte de fidélité dans les supermarchés aux mesures de sécurité découlant des attentats du 11 septembre 2001. Dans cette optique, la surveillance est définie comme «toute attention systématique portée à la vie d'une personne dans le but d'en influencer le cours», selon la définition du sociologue James Rule.

Dans cette communauté restreinte de chercheurs, Benoît Dupont fait partie d'un groupe encore plus restreint de penseurs n'adhérant pas au courant alarmiste en matière de surveillance. L'Association américaine des libertés civiles a lancé l'an dernier une horloge de l'apocalypse, fixant à minuit moins cinq l'avènement d'une société de surveillance totale. C'est le genre d'initiative qui fait sourire Benoît Dupont: «Je suis très réticent devant ce type d'approche qui nie une chose fondamentale: la capacité de résistance des êtres humains. J'ai beaucoup de mal avec l'approche catastrophiste de la société de surveillance.»

L'Amérique du Nord est encore bien loin du totalitarisme. Dans les pays de l'Est de la démentielle époque communiste, la surveillance ne passait pas tant par les technologies de communication que par les agents de l'État, toutes oreilles ouvertes. «Quand vous embauchez une personne sur dix pour surveiller toutes les autres, vous n'avez pas besoin de la technologie pour que la surveillance soit très oppressive dans une société», résume M. Dupont.

D'ailleurs, de quoi se plaint l'homme de la rue moderne dans les sociétés occidentales? De la crise de l'autorité. De l'incapacité de l'État à faire respecter les règles. De l'individualisme exacerbé. «Si c'est ça, la société de la surveillance, finalement, est-ce que ça nous enlève vraiment de la liberté?, s'interroge Benoît Dupont. Un des reproches qu'on fait aux sociétés modernes, c'est que les gens ont tellement de liberté qu'ils n'en font qu'à leur tête! C'est sûr qu'on peut avoir des craintes, mais, d'un autre côté, le cataclysme appréhendé ne s'est pas manifesté.»

Le mirage de la vie privée

Il faut donc substituer le Big Brother de George Orwell aux Little Brothers, une multitude de citoyens qui se surveillent les uns les autres tout en jetant un regard suspect sur les puissants de ce monde. Benoît Dupont prend la mesure de cette petite révolution, sans pour autant y adhérer avec un enthousiasme délirant. Il s'inquiète de l'érosion du droit à la vie privée — «un mirage plus qu'une réalité» —, surtout chez les jeunes.

M. Dupont remarque en effet une fracture entre les adolescents et les jeunes adultes d'un côté, et les 45 ans ou plus de l'autre. «Pour certaines générations, la vie privée n'existe plus, se désole-t-il. Il y a une période dans la vie, entre l'adolescence et le début de l'âge adulte, que vous pouvez vivre de façon tout à fait publique. Une grande partie des jeunes le font, et ça ne leur pose apparemment aucun problème au moment où ils le font.»

Il met cette fracture sur le compte d'une société de plus en plus exhibitionniste, dans laquelle être vu sur Internet «devient quasiment un trophée de guerre», la pierre d'assise d'une éphémère célébrité. «On se met beaucoup en scène. Facebook et MySpace sont des moyens de se mettre en scène. On se crée des personnages.»

Plus préoccupant encore, l'engouement pour la surveillance indique une crise de confiance. À la maison, à l'hôpital et dans les centres de soins de longue durée, des gardiennes, des infirmières et des médecins sont épiés à leur insu par des particuliers. «Aujourd'hui, on introduit des intermédiaires de surveillance partout. Ce n'est pas tant pour surveiller, mais parce qu'on ne fait pas confiance aux gens. La surveillance, c'est parfois un symptôme beaucoup plus qu'un danger intrinsèque. C'est le symptôme de quelque chose de plus profond, dont on ne parle pas très souvent», déplore Benoît Dupont.

«On rentre dans une société où la confiance qu'on va accorder aux gens sera compensée par une surveillance», prédit-il. Dans une société caractérisée par une mobilité croissante des gens et des biens ainsi que par une continuelle reconfiguration des rapports interpersonnels, la surveillance devient une solution de rechange. Elle offre une cohésion technique en remplacement d'une cohésion sociale en voie de disparition.

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