Omer DeSerres: un siècle au commerce de détail

Dans le magasin de la rue Sainte-Catherine comme dans 26 autres au Canada, les artistes de tout âge et de toute allégeance se sentent chez eux. Ça sent bon la gouache et le papier fin. Ce n'est pourtant pas cet environnement qui a fait d'Hélène DeSerres, petite-fille d'Omer, l'artiste qu'elle a toujours été: «J'ai grandi parmi les clous, les marteaux, les skis et les patins», dit l'auteure d'Omer DeSerres, trois générations créatives (Éditions de l'Homme), un livre dans lequel elle relate le parcours des passionnés de commerce que sont les siens.
Les grandes familles québécoises encore propriétaires de l'entreprise qui les a mises sur la carte sont chose rare. Soit elles se sont inscrites en Bourse, soit elles sont passées à des mains étrangères ou ont fusionné avec plus gros ou plus petit, quand elles n'ont pas carrément disparu. «Nous sommes, je crois, la seule entreprise familiale au Québec qui est demeurée propriété à part entière de ses fondateurs», constate Hélène DeSerres, petite-fille aînée de l'aïeul quincaillier.Par devoir de mémoire, et aussi pour faire connaître le passé de quincailliers de ses aïeuls que bien des jeunes ignorent, Hélène, sculpteure, joaillière et aquarelliste, a eu l'idée dès le début des années 1990 de raconter l'histoire d'Omer DeSerres. De 1992 à 1994, elle s'est livrée à un véritable travail d'archéologue dans les placards, les cagibis et les archives de son père Roger, peu enthousiasmé par le projet. «Je l'ai convaincu parce que je croyais qu'outre le succès de l'entreprise familiale, c'est sa contribution à la société qui méritait d'être soulignée. Très discret, il était engagé dans une foule de causes et d'associations. C'était un modèle, à sa façon.»
Au fil des repas en tête à tête avec son père, où tout est soigneusement enregistré et retranscrit, Hélène DeSerres en apprendra beaucoup sur son père et sur son grand-père. «On ne parlait jamais du magasin à la maison et papa laissait ses affaires sur le seuil de la porte.» En 1994, le livre est prêt mais suscite peu d'enthousiasme chez les éditeurs. Il renaîtra pour le centenaire de la maison et sera finalement publié aux Éditions de l'Homme.
Abondamment illustré, Omer DeSerres, trois générations créatives est truffé d'anecdotes qui rappelleront d'heureux souvenirs à beaucoup de gens. On découvrira par exemple que Roger DeSerres a été parmi les cofondateurs de Centraide, qu'il a été le premier francophone président de la Chambre de commerce du Canada... et qu'il était au nombre des invités du maire Drapeau à l'hôtel de ville, en 1967, lorsqu'un certain de Gaulle a pris la parole au balcon.
Omer, créatif en affaires
Hélène DeSerres garde peu de souvenirs du grand-père Omer. «Il est mort lorsque j'étais toute petite. Je me souviens de son grand fauteuil, où il nous était interdit de nous asseoir... et où je me suis évidemment assise à la première occasion.» Pour la portion du livre qui raconte les débuts de l'entreprise, l'auteure a fait appel à d'anciens employés de la maison, dont Théo Desmarais, entré chez Omer DeSerres à l'âge de 14 ans comme messager et qui grimpera les échelons jusqu'à devenir adjoint du président.
On découvre que bien loin des chevalets et des fusains, la créativité d'Omer s'est exprimée dans sa façon de faire des affaires, tout à fait novatrice pour l'époque. Il a été parmi les premiers patrons d'entreprise à offrir du soutien à la formation, des vacances payées et une assurance groupe à ses employés. Il leur remettait une montre en or après 25 ans de service; il a aussi été un pionnier de la vente par catalogue, offrant la livraison dans les coins les plus reculés. Dans le cadre de ses recherches, Hélène DeSerres a d'ailleurs pu mettre la main sur le premier catalogue d'Omer DeSerres, publié en 1926: «On y vendait des gants et des lunettes pour la conduite automobile et tout ce qu'il faut pour entailler les érables.»
Un changement de vocation difficile, mais réussi
Si, pour bien des Montréalais de plus de 50 ans, Omer DeSerres est l'adresse magique où ils sont allés chercher leur première bicyclette, chez les plus jeunes, peu de gens savent qu'Omer DeSerres a déjà été qualifié de «plus grosse quincaillerie du monde». Or, chez les uns comme chez les autres, on en sait bien peu sur ce qui a conduit Omer DeSerres à se concentrer sur le matériel d'artistes. «Il y a eu l'expropriation pour la construction de l'UQAM, qui ne s'est pas faite de façon très élégante à mon avis — mon père l'a appris dans les journaux —, mais aussi l'arrivée du métro et des magasins spécialisés, se souvient Hélène DeSerres. À l'époque [c'était dans les années 1970], je vivais sur une ferme en Montérégie. J'étais moins présente, mais il est évident que ça n'a pas été une période particulièrement facile.»
Son frère Marc prendra la relève de son père et transformera le petit rayon de fournitures d'artistes de la quincaillerie en une grande chaîne nationale, qui commence à s'implanter en France avec l'acquisition toute récente de 13 magasins.
Depuis la fermeture des quincailleries, on a prédit maintes fois la mort de l'entreprise: mondialisation, arrivée des magasins à grande surface et percée de l'ordinateur sur les bureaux des graphistes... tout a été prétexte à innover pour DeSerres (on a récemment retiré «Omer» de la raison sociale), comme c'est la norme depuis 1908. Hélène DeSerres a-t-elle déjà rêvé de sauter dans le train aux côtés de son frère Marc? Nullement. «Dans la famille, chacun fait ce qu'il aime, c'est ce que mon père a toujours voulu.» On en a la preuve avec Omer DeSerres, trois générations créatives: bien illustré, le livre se parcourt avec le sourire et avec autant de plaisir qu'en a eu son auteure à le préparer.
Collaboratrice du Devoir