L'entrevue - L'université a-t-elle tué «l'intellectuel public» ?

Il y a vingt ans, Russell Jacoby provoquait un important débat sur les intellectuels aux États-Unis. Deux décennies plus tard, il constate que la tour d'ivoire est encore plus fermée et qu'Internet, au lieu de l'ouvrir, a aggravé certain de ses pires travers.
Y a-t-il encore des intellectuels aux États-Unis? Il y a vingt ans, après tout, que l'historien américain Russell Jacoby a annoncé leur disparition. Dans The Last Intellectuals, American Culture in the Age of Academe (New York, Basic Books, 1987), il s'était penché sur la fin d'un modèle. Les derniers des Mohicans étaient par exemple Lewis Mumford et Edmund Wilson. Des écrivains qui fuyaient les postes de professeurs titulaires (les fameux «tenures»), mais aussi les colloques, les interviews. De plus, ils écrivaient pour un large public, sans jargon, «dans une prose franche et claire». Leur gagne-pain? Leurs livres, mais aussi ces grands papiers qu'ils offraient à des magazines d'idées, comme Atlantic Monthly, Harper's, etc. Ceux d'entre eux qui consentaient à intégrer l'université avaient beaucoup plus de liberté d'aller sur la place publique. «Je me demandais à l'époque pourquoi il ne semblait pas y avoir de successeurs aux Daniel Bell, Noam Chomsky, Gore Vidal ou John Kenneth Galbraith.»D'une part, aujourd'hui, il est bien difficile, comme pour Mumford et Wilson, de «se faire un salaire acceptable» en étant indépendant, «pigiste». Les cachets des grandes revues n'ont pas tellement augmenté. «Certes, on peut se faire 5000 $ pour un article. Mais ce n'est pas assez. On ne peut produire un texte de cette envergure chaque mois!», explique Jacoby, qui en sait quelque chose, lui qui vit avec une écrivaine.
D'autre part, raison sans doute plus fondamentale, le monde intellectuel, de nos jours, ne valorise plus vraiment ce type de vie, ni ce type de publication qualifiée avec dédain de «non scientifique». Le titulariat exerce un attrait plus irrésistible que jamais. Ce système, que décrit Jacoby, qui vous force à publier toujours plus de textes pour toujours moins de lecteurs capables de vous lire. L'implacable règle du «publish or perish», qui conduit tant de professeurs à publier article sur article sur le même thème, lesquels seront inévitablement réunis en un «recueil». «En fait c'est "publish and perish"», corrige Jacoby. «Vous publiez et publiez, et vous périssez intellectuellement!»
Du reste, ceux qui portent le titre de «professeurs» d'université ne sont plus tellement enclins à enseigner, surtout aux étudiants du premier cycle. Dans ce système, «l'important, c'est le nombre de publication et les subventions. Personne n'obtient de promotion ou d'augmentation de salaire en étant bon professeur. C'est même peut-être l'inverse. Si vous êtes mauvais professeur mais que vous publiez de nombreux articles, tout ce qui compte, ce sont les articles».
L'image populaire du «professeur», dans les années 1930 ou 1940, raconte Jacoby, c'était celui d'un homme distrait, un peu «asocial», sorte de Tournesol, qui avait la plupart du temps «égaré ses lunettes». Dans les années 80, on est passé à une caricature totalement opposée, celle du professeur carriériste du romancier David Lodge dans Un tout petit monde (Paris, Rivages, 1991), toujours égaré dans quelque colloque sophistiqué. «Il ne s'intéresse qu'à l'argent, aux conférences, à la carrière, aux conquêtes amoureuses. C'est une sorte de pute [hustler].»
Un instant: Russell Jacoby ne pratique-t-il pas son métier à la University of California at Los Angeles, au département d'histoire? «Attention, répond-il en souriant à l'autre bout du fil, je n'ai pas de "tenure". J'ai un statut étrange de "professeur en résidence". Pour plusieurs raisons, dont celle que je tends à énerver profondément les gens.»
Erreurs de l'intellectuel
Revenons à ce que Jacoby a appelé «l'intellectuel public» (IP), terme un peu pléonastique en français (puisque l'intellectuel est par définition public). Cet IP sortait aisément de son champ de compétence, note Jacoby. La définition de Jean-Paul Sartre, «celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas», s'applique ici, dit Jacoby. Le problème, ce sont les erreurs auxquelles conduit une volonté de «s'engager en dehors du monde protégé du campus». C'est un risque, admet l'historien. «Sartre en a commis certaines. Mais ce risque est inséparable des vertus qu'un tel statut comporte.» Il rappelle l'affaire Dreyfus, au XIXe siècle où, comme on l'a si souvent noté, c'est un romancier, Émile Zola, qui mena le courageux mouvement de défense du militaire juif injustement accusé. «Oui, ce ne sont pas des spécialistes [les IP]. Mais, bon Dieu, se fier aux spécialistes est aussi très risqué. Ils ont aussi leur lot d'erreurs.»
C'est pourquoi Jacoby en veut à Richard Posner, l'auteur du controversé Public Intellectuals: A Study of Decline. Selon Jacoby, la méthode purement quantitative de Posner est ridicule: «Il calcule les "hits" sur le Web et le nombre de fois qu'un intellectuel est cité pour montrer lesquels dominent.» Puis il propose la loi suivante: «C'est quand les intellectuels publics perdent leur crédibilité universitaire qu'ils obtiennent l'attention du grand public.» Aussi, s'intéresser à la société, à ce qui se passe à l'extérieur du campus fait chuter votre «crédibilité». Posner trouve ce réflexe justifié. Pas Jacoby: «Il soutient qu'il n'y a que les experts qui peuvent comprendre, par exemple, la guerre en Irak. Cette position est désastreuse pour le débat public.»
La spirale de l'expertise et du jargon a corrompu les disciplines, comme la sociologie, la théorie littéraire, note aussi Russell Jacoby, si bien que ce sont souvent des scientifiques comme feu Stephen Jay Gould qui ont joué, ces dernières années, le rôle des «intellectuels publics». (Dans la francophonie, pensons aux Hubert Reeves et Albert Jacquard.)
De plus, le système universitaire cristallisé dans les années 80 nuirait à la gauche américaine: «Plus les intellectuels universitaires subvertissent des paradigmes et décontruisent des "narratifs" dans les colloques sur les campus, plus les conservateurs, de leur côté, prennent le contrôle du pays.»
Internet
Et Internet, n'allait-il pas jeter la tour d'ivoire par terre, rendre l'université plus accessible? C'est ce que l'on disait au milieu des années 90, mais rien de tel ne s'est produit, répond Jacoby. Certes, «Internet donne à quiconque aujourd'hui une sorte de chaire électronique». Les phénomènes comme les blogues, s'ils peuvent, dans un pays totalitaire, servir la liberté, ne font, dans les pays où il y a liberté d'expression, «qu'ajouter à la cacophonie». Tout le monde s'exprime, personne n'écoute. «Aujourd'hui, tout le monde est blogueur, mais où sont les lecteurs?» Dans les salons du livre, bientôt, c'est le lecteur qui sera assis derrière sa table et ce sont les auteurs qui feront la queue pour le rencontrer, ironise-t-il en référence à un dessin récent du New Yorker.
En somme, y a-t-il encore des intellectuels aux États-Unis? «Oui, bien sûr, ici et là, on voit certains auteurs qui réussissent à se faire une place.» Mais, leur monde, tiraillé entre la tour d'ivoire et l'espace public morcelé par les multiples médias, ne leur laisse que peu de chances.