Affaire Charkaoui: deux journalistes sommés de dévoiler leur source
La Cour fédérale a statué que les journalistes Joël-Denis Bellavance et Gilles Toupin devront répondre aux questions d'Adil Charkaoui, qui souhaite connaître l'identité de la personne qui leur a remis un document secret émanant du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).
Ce document avait permis aux journalistes de révéler, dans un article publié dans La Presse et Le Droit en juin 2007, que M. Charkaoui avait discuté avec deux autres personnes de la prise de contrôle à Montréal d'un avion commercial afin de frapper une cible en Europe.Dans sa décision rendue publique hier, le juge Simon Noël indique que l'intérêt de la justice et son administration ainsi que les droits fondamentaux de M. Charkaoui doivent primer sur le privilège journalistique de la protection des sources.
Le juge Noël déplore ce qui s'est passé. «La remise du document au journaliste Bellavance [en mars 2007], la confirmation de l'information par une "source gouvernementale" [vers le 15 juin] et la publication de l'information [le 22 juin] ont eu une incidence néfaste sur l'ensemble du système judiciaire et l'administration de la justice», fait-il valoir.
Il estime que des valeurs sociales ont été bafouées. «Les rapports source-journaliste à la base du reportage du 22 juin 2007 vont à l'encontre de certaines valeurs sociales: le respect des lois régissant la société, le respect de notre système judiciaire, le bon fonctionnement de l'administration de la justice, le respect des droits individuels», écrit le juge.
Il réfute au passage l'argument de l'avocat des journalistes selon lequel «il doit y avoir divulgation dès qu'il y a curiosité publique et sans égard à l'intérêt de la sécurité nationale».
Se disant «déçu» du jugement, le directeur de l'information du quotidien La Presse, Éric Trottier, a fait part de l'intention de l'entreprise d'en appeler de la décision du juge Noël.
Les informations dévoilées par les deux journalistes étaient à la base de l'émission du certificat de sécurité émis à l'encontre de Charkaoui en mai 2003. Celles-ci n'avaient jamais été révélées à ce dernier, comme le veut la loi, afin de ne pas porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. Le juge Noël, tenu selon la loi de garantir la confidentialité de l'information en question, en avait fourni un résumé à Charkaoui pour lui permettre de présenter une requête visant à en obtenir l'annulation.
À la suite de la publication des articles de MM. Toupin et Bellavance, le juge Noël avait décidé de remettre à Charkaoui un résumé plus étoffé des informations émanant du SCRS. Il vient d'en dévoiler la teneur dans son jugement de 72 pages.
On apprend ainsi que Charkaoui, lors d'une rencontre avec deux personnes en juin 2000, a discuté de la prise de contrôle d'un avion commercial «à des fins agressives». La cour dispose aussi de renseignements «non prouvés», signale le juge, selon lesquels M. Charkaoui se serait rendu en Afghanistan au début de 1998 pour y suivre «un stage militaire et une formation théologique».
M. Charkaoui, qui risque l'expulsion vers son pays d'origine, le Maroc, si sa requête en annulation de la procédure de certificat de sécurité est rejetée, fait un parallèle entre sa situation et celle de Maher Arar, qui avait fait l'objet de fuites préoccupantes.
Il soutient que «cette fuite en dehors des règles d'usage de la Cour fédérale et de la Commission d'accès à l'information démontre que le SCRS est en train de colmater les brèches pour occulter son incompétence et l'erreur commise depuis le début de l'ouverture d'une enquête le visant».
Il en fait un argument de plus pour demander l'annulation du certificat de sécurité, une requête qualifiée de «sérieuse» par le juge Noël.
Il a été établi que le document classé «secret» a été transmis par le SCRS à plusieurs ministères fédéraux et plusieurs agences nationales et internationales de la communauté du renseignement.