Décès de l’ancien juge en chef de la Cour suprême Antonio Lamer - Le Canada perd un grand défenseur des droits et libertés

Le juge Antonio Lamer (1933-2007) est indissociable du passage de la Charte canadienne des droits et libertés à la vie adulte.
Photo: Le juge Antonio Lamer (1933-2007) est indissociable du passage de la Charte canadienne des droits et libertés à la vie adulte.

Ottawa — L’ancien juge en chef de la Cour suprême du Canada, Antonio Lamer, est décédé.
Il est mort dans la nuit de vendredi à samedi, a confirmé Eugene Meehan, un ancien adjoint et un ami de longue date du juge. Celui-ci était âgé de 74 ans.

M. Lamer a siégé près de 20 ans au plus haut tribunal du pays, dont 10 ans en tant que juge en chef. Le ministre fédéral des Transports, Lawrence Cannon, qui a bien connu M. Lamer, a déclaré à La Presse canadienne que «le pays est en deuil» puisque M. Lamer a marqué l’histoire juridique du pays. Antonio Lamer est «un enfant de la Révolution tranquille qui a connu la période de Maurice Duplessis au Québec», a-t-il dit. Selon le ministre Cannon, M. Lamer était rigoureux dans ses décisions et un grand défenseur des droits de la personne.
Antonio Lamer est né à Montréal le 8 juillet 1933 dans un milieu modeste. Après avoir étudié au Collège Saint-Laurent, il a obtenu un diplôme en droit de l’Université de Montréal.

En douze ans de pratique privée, il a acquis une solide réputation comme criminaliste et a défendu avec succès le nationaliste québécois Pierre Bourgault, qui avait été accusé d’incitation à l’émeute au cours de la soirée de la Saint-Jean-Baptiste de 1968 au cours de laquelle Pierre Elliott Trudeau s’était fait lancer des déchets.
Un an plus tard, le premier ministre libéral fédéraliste nommait M. Lamer, âgé de 36 ans, à la Cour supérieure du Québec.
Antonio Lamer a participé à de nombreux comités qui ont marqué l’histoire du Québec et du Canada. Il a siégé à la Commission de réforme du droit du Canada. Il a été nommé à la Cour d’appel du Québec puis, en 1980, à la Cour suprême du Canada, où Brian Mulroney l’a fait juge en chef en 1990. Il a occupé ce poste jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite, en 2000.
Il a aussi été le fondateur de l’Association des avocats de la défense du Québec, et membre du conseil d’administration de la Fondation canadienne des droits de l’homme. «Il a été un grand défenseur des droits et libertés, rappelle Bernard Amyot, le président de l’Association du Barreau canadien. C’est avec lui, particulièrement en tant que juge en chef, que plusieurs causes impliquant la Charte des droits ont commencé à se rendre jusqu’en Cour suprême.»

Un juge «libertaire»
Le juge Lamer est indissociable du passage de la Charte canadienne des droits et libertés à la vie adulte. Peu de gens ont autant que lui soupesé les ramifications de ce texte constitutionnel.

Comme il l’expliquait en entrevue au Devoir en avril dernier, Antonio Lamer prenait la Charte très au sérieux, s’interrogeant des nuits entières sur un article ou un autre. Sa santé s’en est lourdement ressentie, devait-il admettre.

Il estimait dans cette entrevue que la Charte avait eu des conséquences positives. Elle a d’abord amené les Canadiens à développer une «culture des droits de la personne», ce qui rejoignait son esprit libertaire. «Je crois, disait-il, que les Canadiens aujourd’hui pensent davantage aux droits de la personne qu’avant.» La Charte est venue aussi encadrer l’exercice des devoirs de l’État.

«Les hommes ont délégué à un certain nombre de personnes, non pas des droits, mais le pouvoir de voir à ce que les droits de chacun soient respectés, faisait-il remarquer. L’État n’a pas de droits; l’État n’a que des obligations vis-à-vis des individus et de la collectivité. La collectivité, ce n’est pas l’État mais la somme des individus. [...] L’État a une arme, la loi, qu’on lui donne pour me protéger et vous protéger. Ce n’est pas son droit, c’est son devoir. C’est mon droit par contre d’être protégé.»

La sécession du Québec
Durant son mandat de juge en chef, le juge Lamer a aussi guidé la Cour suprême dans l’arrêt unanime rendu en 1998, qui statuait que le Québec n’avait pas la capacité juridique de se séparer unilatéralement du Canada, mais que le reste du pays avait le devoir de négocier avec lui si les indépendantistes remportaient une victoire claire lors d’un référendum juste.
Ce jugement devait être le prélude à l’adoption de la Loi sur la clarté par Jean Chrétien, sur de nouvelles règles devant s’appliquer à tout nouveau référendum sur l’indépendance. Le juge Lamer a déjà décrit que la cause relative à la sécession du Québec avait été la plus importante de sa carrière.

À Québec, le ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes et des Affaires autochtones, Benoît Pelletier, a déclaré que la Cour suprême avait alors «fait preuve de beaucoup de doigté», et fait montre «d’équilibre» dans sa décision, parce qu’elle avait donné raison en partie aux souverainistes tout comme aux tenants de l’unité canadienne. Le ministre a rappelé que M. Lamer a aussi «rendu différentes décisions en matières autochtones qui encore aujourd’hui sont des références dans le domaine juridique».

Antonio Lamer s’est avéré un grand défenseur des droits des accusés. Dans les années 1980 et 1990, il a notamment rédigé une série de décisions faisant jurisprudence, qui ont limité les pouvoirs des policiers de procéder à des fouilles et à des saisies, et consolidé le droit des suspects à consulter un avocat avant de répondre à des questions.

Souvent étiqueté comme de gauche, ou interventionniste, le juge Lamer préférait se dire «libertaire».
Il a maintes fois réfuté les accusations de «militantisme» injustifié et les critiques politiques voulant que lui ou d’autres juges usurpent le rôle des législateurs élus.

La nomination des juges
La même fermeté est ressortie dans deux missions confiées au juge Lamer après qu’il eut quitté le banc, à l’âge de 67 ans.

À titre de surveillant du Centre de la sécurité des télécommunications, l’agence gouvernementale ultra-secrète d’écoute électronique, il avait critiqué le «manque de clarté» du fonctionnement du Centre et déploré de ne pas recevoir suffisamment d’information pour pouvoir s’assurer que l’instance respectait toujours la loi.

À titre de président d’une enquête publique sur le système judiciaire de Terre-Neuve, il avait reproché à la police et aux procureurs de la Couronne leurs «oeillères» relativement aux erreurs judiciaires commises aux dépens de trois hommes injustement accusés de meurtre.
Tout récemment, soit en février dernier, M. Lamer ajoutait sa voix à ceux qui rejetaient les changements apportés par le gouvernement conservateur au mode de nomination des juges.

Selon Antonio Lamer, la seule présence de monsieur et madame Tout-le-monde dans les comités de sélection des juges n’avait pas sa place. «La question plus fondamentale, expliquait-il en entrevue au Devoir, c’est pourquoi nommer des personnes qui ne s’y connaissent pas du tout? Madame Blancheville, je l’aime bien, elle représente le peuple, il y a cette espèce de mode d’avoir quelqu’un de profane, mais cette personne, qu’est-ce qu’elle apporte, au juste? On a perdu de vue le but de l’opération. Et cette opération c’est la suivante: on a un poste [de juge] à pourvoir, donc on nomme quelqu’un qui connaît ce que le poste requiert pour le sélectionner.»

Il critiquait aussi les déclarations du premier ministre Stephen Harper selon lesquelles il voulait recruter des juges plus sévères contre le crime.
Selon lui, le moyen d’y parvenir est de changer les lois. «Ce que M. Harper tente, il ne peut le faire à peu près que par les moyens législatifs, confiait-il encore en entrevue. En passant par d’autres chemins, il s’expose à de l’ingérence dans le système judiciaire de façon inappropriée.»

Selon le premier ministre Harper, Antonio Lamer «a relevé sans crainte ni hésitation les grands défis que présentait la réforme du droit. [...] Ses décisions les plus importantes, comme le renvoi relatif à la rémunération des juges, ont même profondément changé l’équilibre fondamental des pouvoirs judiciaire et législatif au Canada.»

À l’instar de MM. Cannon et Pelletier, l’avocat montréalais Julius Grey, spécialisé dans la défense des droits de la personne, garde le souvenir d’un travailleur acharné. Antonio Lamer avait été un de ses premiers patrons à la Commission canadienne de réforme du droit. M. Grey se souvient d’un homme gentil, jovial, qui portait un grand intérêt au droit criminel et connaissait très bien ses dossiers.

Antonio Lamer s’était marié en 1987 et a eu un enfant, un garçon dont le prénom est Stéphane.

La Presse canadienne avec Le Devoir

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