Macadam - Drôles d'oiseaux matinaux!

On est quelque part dans le West Island. Pointe-Claire ou Beaconsfield, je ne suis pas certain. Près de Lakeshore Road, en tout cas (là-bas, ce n'est pas la rue du Bord-du-lac). Nous sommes dans un crescent, rue en forme de croissant. Secteur résidentiel cossu, terrains aménagés, maisons en belles briques rouges veinées de lierre des années 30 et 40. Pas âme qui vive en ce samedi matin. Dame! À 6h30! Personne sauf eux. Les pickers. Les glaneurs professionnels de belles vieilles choses. La confrérie damnée des chercheurs de trésors à rabais.
Tous, ils attendent qu'une porte s'ouvre. Ils sont une bonne quinzaine en ce samedi d'août, tous tassés sur le balcon et dans l'escalier d'une entrée de belle demeure, devant laquelle un écriteau annonce la couleur: «Estate sale». Du nombre, j'en connais — de vue, parfois de prénom, jamais de nom — une bonne dizaine; ce sont presque toujours les mêmes. Certains tiennent boutique sur Amherst: ceux-là cherchent du beau meuble suédois en teck des années 50, des luminaires singuliers, du design. D'autres, généralement les plus vieux, ceux des rues Notre-Dame Ouest ou Sherbrooke Ouest, veulent de l'antiquité d'antiquaire, meubles de style, porcelaine, argenterie. Les plus jeunes sont des intermédiaires, des rabatteurs: ce qu'ils trouveront, ils le revendront à ceux qui, sur Amherst ou Notre-Dame Ouest, ne se déplacent pas. Ou alors, comme tout le monde dorénavant, pas le choix, ils offriront au plus offrant leurs trouvailles sur eBay. Il y a aussi les pickers de livres anciens et de disques de vinyle. Je salue le grand Dave, qui tient kiosque au Marché aux puces Saint-Michel. Son Graal à lui, c'est le 33-tours des Haunted, le plus formidable groupe de rock de garage montréalais des années 60. 5000 $ à l'état neuf, à ce qu'il paraît. Les pickers exagèrent toujours un peu.Et moi, là-dedans? Je collectionne. À la source. Nous sommes quelques-uns à avoir compris le truc: pour dénicher sans se ruiner les objets de désir, vinyles rares dans mon cas (êtes-vous surpris?), il faut se lever impossiblement tôt le samedi matin et jouer du coude avec les pickers. Court-circuiter la chaîne d'acquisition. S'immiscer parmi les early birds. De l'expression: «The early bird gets the worm.» Au premier oiseau arrivé le vermisseau. Comme eux, donc, nous consultons au lever les petites annonces de la bible des pickers, la Gazette du samedi: il y a toujours quatre ou cinq estate sales, ou ventes de succession. Et tout un tas de ventes de garage ou de déménagements. Parfois, le libellé est prometteur: «antiquités, "collectables", vieux disques... » Ou, mieux encore: «Whole house contents. 60 years of accumulation.» Chacun établit son itinéraire, espérant être le premier quelque part. Invariablement, les ventes de succession ont lieu avant les ventes de garage: c'est d'abord un marchandage entre pros, qui se conclut bien avant l'arrivée des gens ordinaires, ces touristes de fin d'avant-midi et d'après-midi.
Quelquefois, ce sont les enfants du défunt qui gèrent la vente de succession. Terrain de chasse idéal des pickers, dès lors transformés en vautours. Les non-professionnels savent moins la valeur des choses sur le marché fluctuant des objets de collection. J'ai vu de pauvres fils et filles débordés, dépossédés. J'ai aussi vu des héritiers qui avaient très hâte de troquer le patrimoine familial pour des monnaies sonnantes et trébuchantes.
L'heure de l'ouverture approche. Encore trois quarts d'heure. Ça parle fort dans l'escalier, les early birds enterrent le cui-cui des véritables oisillons. On se raconte les bons coups des semaines précédentes. Qui a revendu quoi pour combien. Le prix fou atteint par une babiole sur eBay. Et puis tout le monde se tait. Bruits à l'intérieur de la maison, dans le vestibule. Un verrou tourne. La porte s'entrouvre. La meute s'engouffre. Ruée vers l'or. Vite aux étages. Vite au sous-sol. Vite partout. Les antiquaires montrent des meubles du doigt: «Ça, ça et ça!» Sortent des liasses. Tout se paie comptant. Au sous-sol, il y a une pile de vinyles. Crotte, Dave a déjà tout regardé. Je regarde quand même. Il y a des albums de 78-tours. Je frémis. Des Trenet, des Ray Ventura, un Bourvil. Comme neufs. Ça n'intéressait pas Dave. Je les achète pour une chanson. Quand je sors, la maison est presque vide. Tous les pickers sont déjà repartis, chacun vers une autre destination entourée au crayon rouge dans la Gazette. Souvent la même. On se retrouvera. Sinon ce samedi, au plus tard samedi prochain.
Collaborateur du Devoir