Un peuple d'ados attardés?

Photo: Rémy Charest

Des Invincibles à Tout sur moi, d'Horloge biologique à Étoiles filantes, des ondes radio aux blogues de reporters, la culture québécoise et les médias d'ici font de plus en plus de place à des adolescents attardés et des adultes immatures. Comment expliquer cette juvénilisation croissante de la culture? Et puis d'abord, faut-il s'en réjouir ou s'en désoler?

Pierre-Antoine, 30 ans ou presque, doctorant en psychologie, n'a quitté le nid familial qu'après avoir couché avec la nouvelle blonde de son père et campé pendant des semaines dans la cour du bungalow familial. Carlos Fréchette, «simili Espagnol légèrement bedonnant», droguait sa copine Line-la-pas-fine pour sortir avec les autres «invincibles». À la fin de la dernière saison de cette excellente série télé de Radio-Canada, il filait à l'anglaise de l'église après avoir dit oui devant l'autel à sa castrante promise.

Ces deux-là vont probablement rejoindre les archétypes de l'imaginaire télévisuel québécois, concentrant un je-ne-sais-quoi de leur époque. Comme Séraphin et Donalda. Comme Rémi et Francine Duval. Comme Jean-Paul Belleau et sa Lucie cocufiée à qui mieux mieux. Un petit espresso avec ça?

C'est donc ainsi que les jeunes hommes vivent ici, aujourd'hui, du moins à la télé? En Peter Pan déjantés? En ados très attardés? En adultes incapables de s'engager dans quoi que ce soit de stable, apeurés par les femmes, la famille et les enfants? Et puis d'abord, Les Invincibles tendent-ils un miroir à leur société juvénilisée, comme les téléromans de Lise Payette des années 80 caricaturaient un certain esprit du temps féministe et militant?

«On ne voulait pas faire un portrait sociologique ou décrire le mâle québécois trentenaire», répond Jean-François Rivard, coauteur des Invincibles avec François Létourneau (le comédien qui incarne Pierre-Antoine) et réalisateur de la série diffusée pour une deuxième saison à Radio-Canada le lundi soir. «Mais ce qu'on voit autour, ce qu'on vit personnellement, s'insère inconsciemment dans l'histoire. Je veux dire que François et moi, nous n'avons pas écrit une série présentant une bande de danseurs de flamenco sur Mars: nous parlons évidemment du Québec d'aujourd'hui.»

P.-A., Carlos, Steve et Rémi ne sont pas seuls au panthéon fictionnel des adultes immatures. Les Invincibles creusent la veine déterrée par les films Québec-Montréal et Horloge biologique, des productions tout autant peuplées de gars mous, immoraux, fuyant les responsabilités normalement liées à la trentaine, à commencer par la vie de couple et la paternité. Dans le tout nouveau Étoiles filantes, le trop rangé Jacques Préfontaine, marié et père d'un enfant, fantasme sur la vie de bohème de son pote Daniel Rajotte.

Les femmes ne sont pas en reste. Dans l'autoréférentielle série Tout sur moi diffusée l'automne dernier, les comédiennes au seuil de la quarantaine se papaoutaient le nombril et ne semblaient avoir rien d'autre à faire que de bitcher leurs collègues entre deux séances chez le psy. Là encore, il n'y avait aucune relation stable, aucun enfant, que des ego surgonflés. Des presque vieilles jouant aux vraiment trop jeunes. Drôle d'époque.

«Les filles sont aussi pires que les gars», affirme alors le scénariste-réalisateur des Invincibles, qui propose même une explication générale de notre situation. «L'hédonisme à tout prix devient une valeur très présente dans nos fictions. La société de consommation nous pousse vers cette attitude. Je veux dire que dans les fictions actuelles, il est moins question de la peur de l'engagement que de la peur de ne pas pouvoir jouir de tout, tout de suite. Ce que disent peut-être certains films et certaines téléséries, c'est que l'infinité des choix nous rend superficiels. On zappe dans nos vies comme sur le câble, au cas où on manquerait quelque chose... »

La jeunesse éternelle

À vrai dire, le Québec ne détient pas le monopole de cette tendance à la juvénilisation reflétée par les productions culturelles récentes. Les journalistes et les sociologues de langue anglaise ont même forgé plusieurs nouveaux mots pour décrire cette nouvelle réalité. Un twizter, c'est un adulte qui saute d'un emploi à l'autre, d'un flirt à l'autre, sans jamais se stabiliser. Le Concise Oxford Dictionary accepte le néologisme adulescent pour décrire «une personne d'âge moyen dont les vêtements, les intérêts et les activités sont typiquement associés à la culture des plus jeunes».

On voit le portrait: mononc', ses jeans de marque et ses t-shirts de superhéros; pépé, son joint et son concert des Rolling Stones. Les têtes grises se multiplient jusque dans les concerts «heavy» de Metallica ou électro-pop de Depeche Mode, des groupes formés à peu près en même temps, il y a plus d'un quart de siècle. L'âge moyen d'un spectateur de concert rock au Québec est maintenant de 35 ans.

«La société contemporaine adule cette période et la célèbre de toutes les manières, dans la mode, à la télévision, dans le langage et bien d'autres aspects de la culture populaire», résume Marcel Danesi, professeur d'anthropologie à l'Université de Toronto, spécialiste de la culture populaire. Il a fait un tabac en 2003 avec son essai Forever Young: The "Teen-Aging" of Modern Culture (University of Toronto Press), sur le thème de l'«adulescentisation» croissante de nos sociétés.

Le professeur Danesi ne connaît pas Les Invincibles ou Les hauts et les bas de Sophie Paquin. Il n'a pas vu le Bye-Bye du néo-RBO et son humour toujours aussi pipi-caca que l'ancien, ni Tout le monde en parle et son ton parfois «tsé veux dire, genre comme». Il n'a pas vu le sketch des Grandes Gueules avec André Boisclair. Il n'écoute pas la radio FM québécoise, humorisée mur à mur par de grands niaiseux. Il ne lit pas les propos insipides de certains chroniqueurs-blogueurs dans leurs journaux virtuels d'envoyés spéciaux sur leurs propres nombrils. Il ne sait rien de tout cela, et pourtant, il connaît très bien la situation calquée à l'identique à Toronto, Rome ou Buffalo.

«L'obsession pour la jeunesse est à peu près partout la même, a-t-il noté lors d'un entretien téléphonique. L'adolescence comme catégorie sociale est une construction théorique très récente. Avant, on était un jeune ou un adulte. Il n'y avait pas d'adolescent dans l'Antiquité. Il n'y avait pas d'accoutrement ado au XIXe siècle. La nature ne fait pas d'erreur. Elle dit bien que l'enfance s'achève à la puberté. La culture peut en décider autrement, comme le montre la société actuelle. L'écart s'est même creusé entre les maturités physique et sociale. La création de cette catégorie a complètement renversé la perspective. Maintenant, tout ce qui est jeune est supposément bien et bon, et le vieillissement est dévalorisé.»

Pour le professeur Danesi, le mouvement date des années folles et surtout des fifties, notamment sous l'influence de la psychologie, l'adolescence étant depuis lors perçue non seulement comme une période stressante de transition vers l'âge adulte mais aussi comme une époque d'apprentissage de la liberté. Le film-culte La Fureur de vivre a tout juste un demi-siècle en 2007. La dévalorisation de la famille n'a fait qu'accentuer l'écart intergénérationnel et créé cette «génération Dorian Gray», dont il parle en référence au roman métaphorique d'Oscar Wilde sur un dandy émerveillé par sa jeunesse et sa beauté. «Le vieux mythe de la fontaine de Jouvence s'actualise ainsi dans notre société. Vieillir est devenu pire qu'une maladie, et la cure consiste à demeurer jeune dans son style de vie et son corps, pour toujours.»

Le spécialiste de la culture Marcel Danesi, qui a maintenant 60 ans («Et je porte des jeans», dit-il), ne peut pourtant pas s'empêcher de relier la tendance lourde au complexe médiatico-économique. «Je ne suis pas marxiste. Pour moi, la culture engendre des formes que l'économie et les médias exploitent. Une synergie s'installe alors, produisant un va-et-vient entre ces deux entités. Dans ce cas, les industries culturelles ont très bien compris l'intérêt de cette obsession pour la jeunesse.»

Le professeur Danesi a fondé son étude sur des entrevues réalisées avec quelque 200 jeunes et leurs parents. Il en conclut à la nécessité de revenir à des rôles beaucoup mieux définis. «J'adore la culture populaire. Elle a libéré les moeurs et les femmes en ont beaucoup profité. Mais les jeunes m'ont dit souhaiter que leurs parents agissent comme le commandent leurs responsabilités.» Bref, act your age...

Vive la rejuvénilisation!

L'essayiste Christopher Noxon, lui, ne voit pas de contradiction fondamentale entre les responsabilités adultes et certains comportements adolescents. Journaliste américain, diplômé de l'université Concordia à Montréal, il vient tout juste de publier Rejuvenile (Crown) sur le phénomène. La thèse de fond est simple comme un canevas de roman graphique: il n'y a pas de mal à se faire du bien en conservant un esprit jeune. Rejuvéniliser, oui; infantiliser, non.

Il observe aussi que les «adulescents» sont partout et s'assument. Certaines données résonnent aussi fort qu'un album de Slipknot. Aux États-Unis et probablement ici aussi, l'âge moyen d'un joueur sur une console vidéo est de 29 ans. Les adultes seuls, non accompagnés d'enfants-arguments, forment la moitié des visiteurs du Magic Kingdom de Disney World. Au Québec, la tranche d'âge des 18-34 ans forme le quart des téléspectateurs de Télétoon. Faut-il vraiment reparler de la récente Passe-Partout-manie?

«Pour moi, une personne rejuvénilisée est capable de s'amuser et de s'émerveiller tout en acceptant ses responsabilités d'adulte», dit Christopher Noxon, joint en Californie, où il vit avec sa femme, leurs trois enfants et une minifourgonnette. «Celles que j'ai rencontrées inventent une nouvelle manière d'être adulte. Ces gens font du skate avec leurs enfants, regardent Toy Story avec eux mais savent faire preuve d'autorité quand il le faut.»

La culture se recompose autour de cette nouvelle donne. Télétoon est maintenant le deuxième choix des jeunes adultes abonnés au câble, juste après RDS, parce qu'ils y trouvent tard le soir des productions de qualité, précisément destinées aux «14 ans et plus». De même pour Les Invincibles, une production de haut niveau, qui finit d'ailleurs par critiquer moralement les choix des protagonistes.

«Le but de l'émission, c'est de dépeindre des personnages juvéniles qui vont devenir responsables», reprend à ce propos le réalisateur-scénariste Jean-François Rivard. «Ils arrivent à 30 ans et se disent que pour ne rien regretter, ils vont se discipliner à la liberté totale. Le paradoxe, c'est que pour y arriver, ils se donnent des règlements et que cette liberté totale a de très fâcheuses conséquences. La série condamne la vie insouciante. Mais c'est surtout une matière riche pour une oeuvre de fiction.» Le libertinage et ses excès: le Don Juan de Molière, repris au TNM depuis cette semaine, traitait déjà de ce thème.

La deuxième saison tourne autour de l'idéal de bonheur, plus noble et moins superficiel mais tout aussi vieux comme quête fondamentale. «La crise existentielle se produit à tout âge, à 15 ans comme à 40 ans, poursuit M. Rivard. Carlos et les autres "invincibles" ne sont pas frappés par le démon du midi mais par celui de 10h et quart.»

Le mariage très réussi entre la forme et le fond constitue une autre très grande qualité de cette série. Elle s'organise autour d'une double structure en abîme, d'abord par la bande dessinée réalisée par Carlos, puis par des entrevues simili documentaires avec les personnages, insérées dans la trame narrative. Comme quoi, encore une fois, les créateurs les plus appréciables savent s'inspirer du meilleur et du pire pour faire oeuvre.

«J'adore la bédé et les superhéros, conclut M. Rivard. Je collectionne les figurines en plastique, comme Carlos. Je n'en suis pas moins un adulte responsable. C'est quoi, un adulte responsable? Pas seulement un gars qui travaille de neuf à cinq et qui paye ses comptes. Parfois, c'est aussi un gars qui fait de la place pour l'ado en lui et qui est encore capable de puiser dans son imaginaire, de rêver et de déconner aussi un peu... »

Le Devoir

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