La Noël du vieux Félix

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De là-haut, même sur le coup de minuit, la vue est unique et magnifique. La rivière noirâtre coupe le soir à partir du fracas de la dam et serpente jusqu'au coeur tranquille du village. Sur le chemin tout en bas, les maisons s'illuminent comme chaque année, dessinant de nouvelles constellations électriques. Ici, l'empreinte du ciel s'est faite pâle; il a neigé enfin. Au cimetière, la nuit lance de grandes ombres mortes. C'est l'heure où les dormeurs se dressent pour la célébration la plus belle et la plus oubliée de toutes.

Ils sont venus. Marie-maman-qu'on-n'oubliera-jamais, qui s'avance en flottant sur son beau sourire triste. À sa suite, Lucien-on-a-toute-la-mort-pour-dormir titube encore joyeusement de ses vies parallèles, passées entre les femmes et la boisson forte. Juste à côté, Henri-je-joue-pour-mon-Dieu, qui s'en vient aussi, serrant sur son coeur éteint le violon de son cher papa dans une taie d'oreiller. Et jusqu'à bébé Jérémie qui fait ses premiers pas dans la neige. Noël fait parfois de ces petits miracles qui échappent à ceux qui n'ont pas la chance d'être décédés.

Frères et soeurs se saluent. Les ennemis d'hier s'étreignent et s'embrassent: point de rancune dans cette paroisse-là. Le silence est tombé. Bientôt, l'assemblée se blottit tout à l'entour de la grande croix où reposent les anciens prêtres. Personne n'est transi, même si les étoiles au ciel scintillent de quasiment s'éteindre à ce vent de glace qui souffle en rafale. On s'écarte pour laisser passer les Vieux. Félix est mort cet automne, doucement, paisiblement, heureux d'avoir vécu. Timide, il reste à l'arrière du troupeau, comme il l'a toujours fait, remerciant d'un geste de la main. La messe peut commencer.

«Maman, il est où Grand-Papi?»

Ninon, trois ans, tend les bras.

«Il fête Noël avec les anges, ma petite amour.»

Ici, c'est un autre Noël, dans la maison familiale du rang des Coeurs. Au salon, le piano berce une complainte orpheline. Félix l'aurait si bien chantée, celle-là. On voudrait bien aussi faire la danse comme à l'accoutumée, mais les pieds tardent à suivre le vertige d'un set qui n'est pas tout à fait levé. Même le sapin, dans son coin, qui semble deviner ce qui l'attend. Mais bon... Le vin coule généreusement, et cette année on fait tout ce qu'on peut avec tout l'amour qu'on a. Ça ne devrait pas être si difficile; de l'amour, il en a tant laissé, ce bon père parti cultiver les vieilles terres d'en haut.

Près de l'escalier, l'horloge sonne son avancée, soulignant chacun des quarts d'heure de cette veillée pas comme les autres. La course excitée des enfants rappelle aux grands qu'il n'est pas aussi tard qu'on le voudrait. C'est d'ailleurs l'aîné de la famille qui le rappelle: au jeune temps du père, la soirée commençait tout juste à cet instant même, avec le retour de la messe de minuit.

«La messe de tes nuits?», demande Ninon.

Au même moment, sous le craquement des érables centenaires, le vicaire fantôme bénit ses âmes dans la bourrasque du cimetière. Il n'a même pas eu à réprimer ce sanglot sur le sort des familles dans le besoin, le soir de Noël, ce qui faisait sa marque de commerce du temps de son vivant. Point de pauvres ni de riches ici; on dira quand même que la mort a du bon. Tous iront en paix et prendront le chemin de la maison où ils ont vécu. C'est une tradition; privilège de ceux et celles qui trépassent dans l'année. Félix, lui, part doucement de son côté, car la route est longue et c'est la première fois depuis longtemps qu'il la remonte à pied. Sur la grand-rue du village, des pères Noël gonflables s'agitent au vent de manière suggestive. En d'autres vies, le vieil homme aurait ri. Il a plus à faire ce soir.

Juste après l'entrée du rang, des fêtards en voiture croisent le vieillard sans deviner sa présence. Plus loin, au bout d'une allée de granges à moitié défaites, Félix aperçoit enfin sa vieille demeure, perdue dans le tableau délabré d'un vingt-et-unième siècle qui ne sait pas encore si c'est la campagne ou la banlieue qui règne ici.

Il y a encore de la lumière. Content, le vieil homme s'approche émerveillé, sachant quand même qu'il n'aura pas le droit d'entrer, n'étant plus de ce côté-là des choses. Il monte sur la galerie et se penche à la fenêtre. Ils sont là: ses enfants et petits-enfants, ceux qu'il a aimés. Les uns se servent à boire dans de grands éclats de jase, les autres entourent le piano, cherchant en vain les paroles d'une autre chanson. Félix leur soufflerait bien les mots, mais sourit de ne pouvoir le faire.

«Ah, et puis... qu'ils cherchent donc un peu... »

S'étirant le cou, il retrouve dans un coin de sa mémoire le vieil escalier où, petit, il se serrait contre ses frères dans l'attente du réveillon. À l'époque, il aurait vu plus loin la grande table de bois fumante de tous les pâtés, cipâtes et dindonneaux dont sa mère avait le secret. Et les murs tapissés qui ont tant vibré au son du violon dans cette maison toujours pleine à recevoir oncles et tantes, cousins et cousines venus d'aussi loin... que du village voisin! Et là aussi, un peu en retrait, le fauteuil où les jeunesses s'assoyaient avec leurs blondes, trop sagement, le coeur sur le bord d'exploser dans le silence de l'amour.

«Joyeux Noël grand-papa!»

Ninon a surgi devant la fenêtre avec sa poupée et c'est le mort qui a tressailli. Félix hésite d'abord puis fait un petit signe de la main. Pas censé.

«À qui parles-tu, ma chérie?»

«Papi Félix, il a pas son manteau.»

Julie la cadette se penche sur son enfant qui fixe toujours la fenêtre. Elle regarde à son tour. Dehors la poudrerie fait tourbillonner la neige jusqu'à l'étoile des mages. Rien d'autre et rien de moins.

«C'est que ton grand-papa, il en a pas besoin. Là où il est, il fait toujours chaud. C'est nous ce soir qui avons froid.»

«Eh bien, pas moi! J'ai pas froid!»

Ninon est déjà partie en courant. Sa mère essuie une larme en souriant quand même devant ce vieux père qu'elle ne peut pas voir. Une chance qu'on a les enfants.

«Tu es là, papa... Avec nous... Sans doute? Oui? Joyeux Noël... »

Félix acquiesce. Et chacun, chacune de retourner de son côté, complice de l'invisible. Sur le retour, une pancarte se dresse sur le bord du chemin. La maison sera vendue. Ça ne lui fait même pas de peine. Après tout, c'est la nuit de Noël, la nuit de tous les possibles, et la vie le hante, l'illumine et le poursuit jusqu'au bord du cimetière où sa femme l'attend déjà.

Demain, il se souviendra peut-être d'avoir déjà été mort ou quelque chose comme ça.

Ce soir, il chantonne.
 

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