Faut-il acheter québécois?

En cette ère de mondialisation, l'appel à l'achat des produits québécois a de plus en plus de mal à se faire entendre au Québec. L'origine des produits est plus difficile que jamais à établir, leurs prix restent le principal facteur de choix et les gouvernements n'y peuvent pas grand-chose. Mais tout n'est pas perdu. Des consommateurs et des entreprises continuent de trouver des avantages à acheter des produits d'ici, notamment lorsqu'il question de ce que nous mettons dans notre assiette.
Le sujet est loin de faire les manchettes. C'en est presque à se demander s'il reste encore des gens au Québec qui font campagne pour l'achat des produits québécois. «On ne peut pas vraiment dire que cela fait partie des questions dont on traite pour le moment, admet Françoise Bertrand, présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec. Il y a des chambres de commerce qui font des choses au niveau local, mais nous n'avons rien de prévu du genre à plus grande échelle.»La dernière grande campagne du gouvernement dans ce domaine, appelée Québec en vitrine, a pris fin il y plus de six ans sans avoir donné les résultats escomptés. Aujourd'hui, l'effort se poursuit mais seulement dans quelques secteurs, comme l'alimentation ou le vêtement. Pour tous les autres, la défunte campagne a été remplacée, plus modestement, par un cours à l'intention des fournisseurs québécois. «On s'est rendu compte que les entreprises n'étaient pas bien préparées à vendre leurs produits aux grandes chaînes [de vente au détail]. On s'est dit que c'était le premier problème à régler», explique Pierre Forgues, directeur du Commerce au ministère du Développement économique, de l'Innovation et de l'Exportation (MDEIE).
Le président-directeur général du Conseil québécois du commerce de détail, Gaston Lafleur, donne une autre explication de l'arrêt de la dernière grande campagne de promotion des produits québécois. «Les principaux intéressés ne jugeaient apparemment pas cela assez important pour s'impliquer financièrement, dit-il en parlant des associations représentant les manufacturiers. On a choisi de se retirer, et il n'y a plus rien eu par la suite.»
Il faut dire que le contexte est loin d'être favorable à ceux qui voudraient que les consommateurs québécois achètent davantage de produits fabriqués ici. À commencer par le fait que ces fameux consommateurs semblent rechercher plus jamais les produits qui leur offrent d'abord et avant tout le meilleur rapport qualité-prix, sinon le meilleur prix tout court [voir autre texte et sondage]. «Depuis aussi longtemps que je puisse me rappeler, le vocable "Fait au Québec" ou "Fait au Canada" a toujours su toucher les coeurs mais pas les portefeuilles», rapporte Jacques Nantel, professeur de marketing à HEC Montréal.
Un constat que confirme Jean-François Grenier, président de Géocom Recherche, une firme spécialisée en recherche commerciale et en géomarketing. «Nous sommes des citoyens mais aussi des consommateurs. Tout le monde dit toujours qu'il préférait acheter des produits québécois, mais ce qu'on regarde vraiment, c'est le prix. De toute manière, vous essayerez d'acheter des appareils électroniques, des outils ou des vêtements fabriqués au Québec. Vous verrez que ce n'est pas évident.»
La vie depuis la mondialisation
La mondialisation est passée par là. Aujourd'hui, rares sont les produits fabriqués de A à Z au même endroit. Les tâches tendent à être de plus en plus fractionnées en différentes étapes qui sont réalisées un peu partout sur le globe afin de profiter au maximum des avantages de chaque pays. Les entreprises des pays développés se gardent souvent la première étape — la conception — et la dernière — le marketing—, et parfois celle de l'assemblage final. La fabrication et l'assemblage des composants sont généralement confiés à des pays en développement où la main-d'oeuvre est moins chère. On se retrouve ainsi avec de prétendus produits québécois qui ont passé moins de temps dans les usines du Québec qu'en Chine et dans la cale des bateaux.
Mais comme le souligne Jean-Michel Laurin, coprésident-directeur général intérimaire des Manufacturiers et exportateurs du Québec, la majorité des manufacturiers québécois ne sont pas les maîtres d'oeuvre de ces vastes chaînes de production. «Ils contribuent plutôt à l'une ou l'autre des étapes intermédiaires et ne font donc pas directement affaire avec les consommateurs.»
La concentration croissante des réseaux de distribution ne favorise pas non plus l'accès des producteurs locaux au marché, déplore Jacques Proulx, président de Solidarité rurale du Québec. Bien que les gérants de magasin disposent généralement d'une certaine marge de manoeuvre pour vendre des produits locaux, la pression s'accroît rapidement sur les producteurs pour qu'ils approvisionnent toujours plus de magasins à un prix toujours plus bas. Les producteurs se retrouvent alors devant un dilemme: soit ils grandissent très rapidement pour répondre à la demande, sans savoir s'ils seront un jour laissés en plan; soit ils restent petits et s'excluent des principaux réseaux de distribution. «Les marchés publics sont pratiquement [...] les seuls endroits où les petits producteurs peuvent encore vendre leurs produits», se désole l'ancien président de l'Union des producteurs agricoles.
D'un autre côté, tout le monde ne convient-il pas que les marchés québécois et canadien sont bien trop petits pour nos entreprises et que, au lieu de se battre pour en reconquérir une partie, il vaudrait mieux essayer de développer des marchés d'exportation? «On ne peut pas faire une chose et son contraire, pense Françoise Bertrand, de la Fédération des chambres de commerce. On ne peut pas mousser l'exportation, la découverte de nouveaux marchés, et s'attendre à ce que notre propre marché soit drapé du drapeau québécois à la grandeur.» Gaston Lafleur est encore plus catégorique. Selon lui, acheter des produits québécois au Québec est «une guerre perdue».
Une autre façon de compter
Corinne Gendron, professeure titulaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l'UQAM, est d'un tout autre avis. L'accélération de la mondialisation n'a pas disqualifié l'achat des produits québécois mais lui a donné une nouvelle portée. Acheter des produits d'ici renvoie à d'autres sortes de valeurs, estime-t-elle. C'est un moyen de soutenir le développement des régions, ainsi que de valoriser une forme d'activité économique de dimensions plus humaines qui tient compte de la qualité de vie des travailleurs et de la protection de l'environnement. Il s'agit aussi d'un simple intérêt économique bien compris. «Il est vrai qu'un produit fait en Chine coûte moins cher aux consommateurs. Mais pour pouvoir consommer, les gens doivent pouvoir travailler; et pour qu'ils puissent avoir du travail, les entreprises d'ici doivent pouvoir vendre leurs produits.»
Les consommateurs québécois ne sont pas les seuls à n'accorder peu d'importance à l'achat local, soutient Jacques Nantel: c'est le cas partout dans le monde. «L'achat local et son effet multiplicateur sur l'économie jouent au niveau macroéconomique et à long terme, observe ce professeur des HEC, alors que le prix qu'on paye pour un produit a un impact immédiat et évident.»
En offrant des produits locaux sur ses tablettes, un détaillant gagnera quand même un certain capital de sympathie auprès du grand public, dit Corinne Gendron. Ce phénomène n'est sûrement pas étranger au nouveau Programme Achat-Québec, lancé récemment par la chaîne Wal-Mart, et à la campagne publicitaire tonitruante qui l'accompagne.
Il y a aussi un intérêt économique pour les fabricants à ne pas donner tous leurs contrats de sous-traitance à l'étranger, explique Jean-Michel Laurin. Un bon réseau de fournisseurs locaux confère une souplesse, une fiabilité et une rapidité de réaction précieuses lorsqu'il faut s'adapter aux humeurs changeantes du marché, et ce, même si les salaires y sont beaucoup plus élevés qu'en Chine. D'ailleurs, c'est sans doute l'une des raisons qui a incité la compagnie Alcan à fractionner ses appels d'offres, il y a quelques années, au moment d'entreprendre la construction de son nouveau complexe industriel à Alma. Le but avoué de cette décision était de permettre aux entreprises locales de présenter des soumissions et de remporter des contrats.
Que fait le gouvernement?
Quoi qu'on en dise, ces enjeux ne laissent pas les gouvernements totalement impuissants, comme en témoigne le fameux Buy American Act, adopté par Washington dans les années 30. Fait plus notable encore, les États américains ne se gênent pas pour favoriser leurs entreprises locales lorsqu'il est question d'utiliser les fonds publics. Le Québec et le Canada font généralement preuve de plus de réserve à cet égard. «Le Québec dépend beaucoup de ses exportations aux États-Unis. Il est normal qu'il prêche plutôt en faveur d'une plus grande ouverture des marchés», explique Roger Breton, conseiller en relations internationales au MDEIE.
Le Québec n'est toutefois pas formellement lié par les engagements de non-discrimination pris par le gouvernement fédéral dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ou en vertu de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Les seules ententes signées par le Québec l'ont été avec les provinces canadiennes, et elles stipulent que tous les appels d'offres publics ou parapublics (à l'exception de ceux d'Hydro-Québec) sont ouverts à tous. Une autre entente, limitée aux contrats gouvernementaux celle-là, a également été conclue avec l'État de New York. C'est ainsi que Québec a récemment pu autoriser la Société de transport de Montréal à négocier de gré à gré avec Bombardier le renouvellement de ses rames de métro, la compagnie n'ayant aucun concurrent au Canada.
L'État québécois est également intervenu de manière détournée lorsque Loblaws s'est porté acquéreur de Provigo. La Caisse de dépôt et placement, qui était l'actionnaire de contrôle de Provigo, avait alors imposé comme condition que la chaîne ontarienne de supermarchés maintienne pendant au moins sept ans le niveau de ses achats auprès de ses fournisseurs québécois. L'engagement, qui arrive aujourd'hui à son terme, a été respecté et même dépassé, déclare Josée Bédard, directrice principale aux affaires corporatives chez Provigo. Le total des achats au Québec durant ces sept années s'est élevé à 21 milliards, soit 4 milliards de plus que promis. «C'est le signe que les produits du Québec répondent aux besoins des consommateurs. Nous avons l'intention de garder le cap.»
L'avenir est dans l'assiette
Selon les experts, les meilleures chances de succès de l'achat local relèvent justement du secteur agroalimentaire. D'abord, parce que les produits périssables ne voyagent pas aisément d'un continent à l'autre. Ensuite, parce que les consommateurs sont de plus en plus nombreux à vouloir s'approvisionner auprès des producteurs locaux en ces temps de vaches folles, d'alimentation santé, de protection de l'environnement et de développement durable.
Mais encore faut-il qu'ils puissent reconnaître les produits du Québec. Par nature, les règles commerciales internationales sont peu propices à l'établissement de systèmes d'étiquetage et de traçabilité permettant de discriminer entre eux les produits de même nature, déplore Corinne Gendron.
Dans le domaine de l'alimentation, l'organisme Aliments du Québec a quand même établi un mécanisme de certification et d'étiquetage des produits québécois. Pour avoir le droit d'arborer le logo à fleur de lys blanche sur fond jaune et bleu correspondant à l'appellation «Aliments du Québec», un produit, ou ses principaux ingrédients, doivent venir du Québec et y avoir été entièrement transformés et emballés. Quant à l'appellation «Aliments préparés au Québec», elle signifie que le produit est québécois à au moins 80 % pour ce qui est de ses ingrédients et de sa transformation; dans le cas où on ne trouve pas ici son ingrédient de base, comme pour le café ou les oranges, toutes les activités de transformation et d'emballage doivent avoir été réalisées au Québec.
De plus, note Jacques Nantel, rien n'empêche les producteurs de définir des appellations contrôlées, ou à tout le moins de se donner des marques de commerce facilement reconnaissables, ce qu'ont fait les producteurs de tangerines du Maroc, ceux de pommes vertes en France ou d'oranges en Floride. «Lorsque vous regardez aujourd'hui les étalages de fruits et légumes des supermarchés, les seuls produits qui n'ont pas d'étiquette distinctive sont ceux qui viennent du Québec! déplore Jacques Nantel. Notre gros problème est l'absence de concertation entre les acteurs des différents secteurs. Le meilleur exemple est le sirop d'érable. On est pratiquement les seuls au monde à en produire et on trouve le moyen de passer notre temps à se tirer dans les pattes.»
De l'avis de tous, l'exemple à suivre est celui des fromagers québécois qui, au cours des dernières années, ont su mettre au point des produits uniques et de grande qualité. Les consommateurs n'ont pas besoin d'étiquette à fleur de lys pour les reconnaître et ils sont prêts à payer le prix fort pour les savourer. De plus, ces produits s'exportent bien.
Il y a toutefois une limite au nombre de produits fins qu'on peut dégager de la production agricole québécoise, pense Jacques Proulx. Pour tous les autres produits, les perspectives d'exportations sont pratiquement nulles, ce qui exige que ces produits soient achetés et, autant que possible, transformés non seulement au Québec, mais également aussi près que possible des agriculteurs. «C'est faisable, dit-il, mais il faudrait une forte volonté politique — comprise dans le sens large —, beaucoup plus forte que ce qui existe à l'heure actuelle. On fait présentement comme si c'était une fatalité à cause de la globalisation, mais ce n'est pas vrai.»
«Rien n'est tout noir ou tout blanc», remarque la professeure Corinne Gendron. Les Québécois ont tout à gagner à acheter plus de produits fabriqués chez eux pour autant que cela n'entame pas la capacité d'innovation de leurs entreprises.
«On ne pourrait pas, et on ne voudrait pas mettre le Québec sous une petite coupole, dit pour sa part Françoise Bertrand de la Fédération des chambres de commerce du Québec. Si l'achat chez nous est important, chacun doit se demander ce qu'il peut faire. Il revient aux producteurs d'avoir les bons produits et de bien s'afficher, aux commerçants d'offrir une bonne diversité de produits, et aux consommateurs de faire les bons choix.»