Le melon de Montréal ne fait plus le poids

Grâce à un microclimat, disait-on à l’époque, les terres du côteau Saint-Pierre, aujourd’hui Notre-Dame-de-Grâce, ont permis aux melons de Montréal de se multiplier. Ces melons atteignaient parfois les 10 kilos, comme ici dans les jardins de M
Photo: Grâce à un microclimat, disait-on à l’époque, les terres du côteau Saint-Pierre, aujourd’hui Notre-Dame-de-Grâce, ont permis aux melons de Montréal de se multiplier. Ces melons atteignaient parfois les 10 kilos, comme ici dans les jardins de M

Y aurait-il erreur sur la personne? En participant au sauvetage du melon de Montréal, une variété dite patrimoniale récemment réintroduite dans les jardins du Québec, les jardiniers amateurs semblent cultiver... un gros mythe, et surtout des semences qui n'auraient rien à voir avec celles de ce sympathique fruit qui a fait les beaux jours de la métropole à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Des spécialistes du melon le disent. Et l'histoire semble leur donner raison. Enquête.

«Avez-vous déjà vu des melons de Montréal comme ceux-là? Moi, jamais!» Dans son bureau de l'université McGill à Sainte-Anne-de-Bellevue, Michael Bleho, du département des sciences végétales, pointe une photo en noir et blanc usée par le temps. Sur le cliché, un certain M. Aubin, la jeune trentaine, pose au milieu d'un champ de melons à coteau Saint-Pierre. Sur un coin de terre que le secteur commercial et résidentiel de Notre-Dame-de-Grâce a fait disparaître depuis belle lurette.

L'action se déroule en 1925. L'homme porte dans ses bras deux gros fruits alors qu'un inspecteur du ministère de l'Agriculture, dans son beau costume de fonctionnaire, en tient un autre sur son ventre, à deux mains.

«Aujourd'hui, poursuit M. Bleho en sortant une autre photo prise dans le coin de Notre-Dame-de-l'Île-Perrot en 2000, regardez: le melon de Montréal tient dans une seule main. Et il n'a plus tout à fait la même forme.»

À vue de nez, la différence de taille mais aussi d'allure est flagrante. Elle est aussi à l'origine d'une remise en question de plus en plus persistante de l'authenticité des semences du melon de Montréal en circulation par les temps qui courent, lors d'événements célébrant le patrimoine agricole oublié et entre jardiniers du dimanche. Mais aussi dans certains ensembles — très décoratifs — de culture du melon de Montréal qui, pour tirer profit d'une tendance, ont fait récemment leur apparition dans quelques commerces branchés de la métropole.

C'est que les versions contemporaines du melon de Montréal ne semblent pas vraiment faire le poids face à leurs ancêtres. Ces melons prennent régulièrement des airs de ballon de handball et sont loin, avec leur faible kilo, d'être comparables aux melons de 3,5 à sept kilos d'antan, pas plus qu'ils n'ont leurs dizaines de côtes et le brodage caractéristique du Décarie ou du Gorman — comme on les appelait à l'époque. Les deux fruits avaient d'ailleurs une forme de ballon de football (Gorman), parfois aplati (Décarie), révèle une photo d'époque enchâssée dans une thèse datant de 1913 produite par un dénommé A. C. Gorham, étudiant à la faculté d'agriculture de McGill.

Partageant la même chair vert pâle, le melon de Montréal cuvée 2000 peine aussi à offrir au cultivateur et à ses amis le goût sucré et épicé qui valait à l'original le surnom de «melon muscade» (Montreal nutmeg melon, en anglais) et surtout une réputation enviable qui a fait de lui pendant des années un luxe «au prix élevé dans l'est du Canada comme à New York et Boston», peut-on lire dans une édition du Macdonald College Magazine datant de 1921. «J'ai entendu parler d'un épicurien qui a payé un dollar pour une tranche de melon de Montréal dans un hôtel de Boston», ajoute l'auteur, sans savoir, bien entendu, qu'un dollar en ce temps représenterait aujourd'hui 11,37 $, selon la Banque du Canada.

C'était donc une autre époque. Celle où les familles Décarie, Gorman et, dans une moindre mesure, Prudhomme donnaient vie, de 1880 à 1940, dans le Montréal agricole d'antan, à ce melon dont Ken Taylor, un cultivateur de L'Île-Perrot, ne doute aucunement de l'authenticité. «J'en fait pousser depuis 1996, explique-t-il, et je suis certain que c'est du véritable melon de Montréal. Il a la même forme que le Gorman et le Décarie. Il a le même goût épicé, la même chair. Si on n'arrive pas à ces résultats, ce n'est pas à cause de la semence. C'est parce que la culture du melon est compliquée. Il faut commencer tôt dans la saison à l'intérieur et, après, il faut beaucoup de chaleur en champ.»

La recette est connue. Mais elle n'explique toutefois pas seule le clivage qui semble s'être installé entre le melon de Montréal d'avant et celui d'aujourd'hui, selon Michael Bleho. «Ceux qui font pousser ce melon se sont tous approvisionnés au même endroit, dit-il. Le renouveau du melon de Montréal repose en fait sur une seule source de graines. Et cette provenance est peut-être douteuse.»

Un retour glorieux

Petit retour en arrière. Sous l'effet de l'urbanisation — qui réduit la surface des terres arables sur l'île de Montréal — et du changement des habitudes de consommation, le melon de Montréal disparaît doucement du paysage agricole québécois dans les années 50, époque où le célèbre fournisseur américain de semences Burpee décide de retirer les graines de ces cucurbitacées de son catalogue. Définitivement.

Banni des coeurs et des champs, le melon de Montréal va donc s'absenter des assiettes pendant près de 45 ans, c'est-à-dire jusqu'en 1996, lorsque le journaliste de The Gazette Mark Abley met la main sur des prétendues semences de ce fruit oublié... aux États-Unis.

Au début des années 60, en effet, le centre horticole W. H. Perron a décidé d'envoyer des semences de melon au North Central Regional Plant Introduction Station de l'Université de l'Iowa pour conservation. Introduites sous le numéro de lot 474 à la station de Geneva, État de New York, de ce centre de recherche et de conservation, les graines se sont retrouvées ensuite à Ames, en Iowa, dans une boîte portant le numéro de code PI 273442 accompagné d'un simple «Montréal», sans autre information sur la nature des graines ni description précise du fruit qu'elles sont censées donner.

Il n'en fallait pas plus pour déclencher un vent de sympathie envers ce melon retrouvé et, surtout, pour déchaîner les passions des protecteurs du patrimoine soucieux, dans un univers mondialisé et uniformisé, de faire revivre le vrai et l'authentique melon dans leur jardin. Sauf que dans l'euphorie un détail a été oublié.

«Un bref commentaire accompagnait les semences», indique Michael Bleho, qui a parlé en 2000 à une technicienne du centre de conservation des semences aux États-Unis. «Il y est écrit que le melon de Montréal n'est plus cultivé dans la région et que ce "Montréal" est plus petit, moins épais, et ressemble plus à un Hackensack large [une espèce de melon appartenant à la même famille que le melon de Montréal et originaire de Hachensack, dans le New Jersey].»

Mais il y a plus. Dans les années 80, des cultures de ce melon ont été effectuées par l'Université de l'Iowa afin de «conserver la génétique des semences», dit M. Bleho. Or ces cultures ont été faites à côté de diverses autres espèces de melon, laissant présager une pollinisation croisée à l'origine sans doute d'autres changements d'apparence apportés à ce melon de Montréal dont la lignée généalogique avait déjà été passablement malmenée.

La variété du melon de Montréal fait partie en effet de la famille des cucumis melo, aux côtés de... 1200 autres variétés différentes. Sans description claire, les techniciens du centre de recherche et de conservation des semences ont difficilement pu sélectionner les graines des melons possédant la charpente et le charme du melon de Montréal pour perpétrer correctement cette lignée, poursuit-il.

Sauver le patrimoine

Dans ce contexte, le melon de Montréal qui pousse actuellement dans les jardins privés tiendrait donc davantage son nom de sa géographie que d'un lien évident avec le Décarie ou le Gorman des temps anciens. Il peut aussi facilement devenir, au gré des inspirations, melon de Laval, melon de Sainte-Thérèse, melon de Saint-Bruno ou melon d'Oka si l'on décide de l'y planter là. Les téméraires peuvent aussi se jeter à l'eau pour mettre au monde un melon de Val-d'Or ou un melon de Gaspé.

Et pas question de se fier à une quelconque analyse en laboratoire pour tirer tout ça au clair. «Les graines de melon de Montréal n'ont jamais été enregistrées», confirme Michel Cormier, du Bureau canadien de la protection des obtentions végétales. (Comprendre: son pedigree ne repose finalement que sur les descriptions des anciens et non pas sur un quelconque code génétique.) «C'est une plante qui est en libre circulation», ajoute-t-il.

Cette caractéristique fait d'ailleurs le bonheur des jardiniers en herbe, qui préfèrent largement ce type de semences à celles dites hybrides, et forcément enregistrées, sortant des laboratoires de grands semenciers. Mais elle joue aussi un peu contre ce melon — de Montréal ou d'ailleurs — qui, propagé ainsi de jardin en jardin par des mains amateurs, pour le bien du patrimoine agricole, finit paradoxalement par dégénérer.

«Une variété, ça se maintient. Il ne suffit pas de reprendre les semences pour la faire vivre», lance Sylvie Jenni, du Centre de recherche et de développement en horticulture d'Agriculture Canada, qui par le passé a effectué des recherches sur la croissance du melon. «Il faut cultiver des parcelles tous les ans pour contrôler les mutations qui surviennent d'une année à l'autre et pour conserver les éléments qui sont le plus en conformité avec l'original. S'il n'y a pas d'entretien normal et sérieux, la variété disparaît.»

Michael Bleho le croit aussi, comme il croit d'ailleurs qu'actuellement «personne ne travaille sérieusement sur le melon de Montréal». Pourtant, le pain ne manque pas sur la planche puisque, à partir des semences de l'Iowa et de croisements avec d'autres cucumis melo, «en 25 ans, on pourrait peut-être retrouver le vrai melon de Montréal», prédit-il. À moins qu'une petite boîte de semences de Décarie ou de Gorman ne fasse un jour son apparition. Ce qui, selon lui, n'est pas chose impossible...

«Je suis sûr qu'il doit y en avoir encore dans des maisons au Québec, dit-il. Quand les cultivateurs ont vendu leur terre et qu'ils ont déménagé, ils sont sans doute partis avec des semences.» Il reste juste à les faire sortir d'un sous-sol de bungalow construit dans les années 40 ou 50 (ou d'une maison de campagne datant de la même époque) pour changer le destin de centaines d'amateurs de patrimoine qui aujourd'hui participeraient finalement au renouveau d'une pratique du passé, la culture du melon à Montréal, plutôt qu'à la relance d'un fruit du passé, le melon de Montréal. «Et c'est déjà beaucoup de nos jours», conclut M. Bleho.

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