«Un 11-Septembre routier»

Le ministère des Transports faisait état hier d’environ 10 000 véhicules de moins que d’habitude sur les ponts de Laval à l’heure de pointe.
Photo: Le ministère des Transports faisait état hier d’environ 10 000 véhicules de moins que d’habitude sur les ponts de Laval à l’heure de pointe.

Un électrochoc a secoué le Québec en fin de semaine dernière. L'effondrement tragique du viaduc de la Concorde, au-delà du drame humain, a suscité une vague d'inquiétude au sujet de l'état de nos infrastructures routières. La fermeture d'une autoroute empruntée quotidiennement par 60 000 autos a aussi provoqué une obsession de la congestion routière.

Le chaos appréhendé sur les routes ne s'est toutefois pas concrétisé. Le ministère des Transports faisait état hier d'environ 10 000 véhicules de moins que d'habitude sur les ponts de Laval à l'heure de pointe. Des navettes gratuites acheminant les Lavallois vers le métro, jumelées à deux nouveaux départs de train de banlieue et aux modifications d'horaires des automobilistes, ont fait en sorte que les bouchons interminables ont été évités. Certains matins, l'heure de pointe était même terminée sur les ponts de Laval à l'heure où des files d'autos se massaient encore à l'entrée du pont Champlain, sur la Rive-Sud.

Il reste maintenant à savoir si cet effet sera durable. Une fois la tempête passée, ces nouveaux usagers des transports en commun reviendront-ils au confort de leur automobile ou deviendront-ils définitivement des adeptes du transport collectif? Feront-ils le saut des navettes gratuites vers Montréal au tout nouveau métro de Laval qui sera inauguré en juillet?

«La nécessité est la mère de toutes les vertus», dit le dicton. L'Agence métropolitaine de transport (AMT) évalue qu'en une seule semaine, l'achalandage des transports en commun a bondi de près de 2 %, soit autant que l'objectif annuel fixé par la toute nouvelle politique québécoise sur le transport. Et tout cela n'a pas semblé si douloureux. Des reportages ont montré des gens ravis, qui disaient arriver détendus au travail, parfois plus rapidement que d'habitude.

«Cela a apporté une sensibilisation aux transports en commun, et pas d'une façon moralisatrice. Oui, on sait que c'est meilleur pour l'environnement, la santé publique, l'économie. Mais ce qui était étonnant, c'était de voir des gens souriants dire qu'ils avaient pu lire dans l'autobus», observe la vice-présidente aux communications de l'AMT, Marie Gendron.

L'Agence espère maintenant être capable de saisir cette balle au bond et de fidéliser cette clientèle au-delà de la crise actuelle. L'organisme est d'ailleurs né à la suite de travaux majeurs sur plusieurs axes routiers montréalais, ce qui a amené à la mise sur pied des lignes de train de banlieue de Blainville, de Saint-Hilaire et de Delson, encore en fonction et fort achalandées aujourd'hui.

«Les nouvelles mesures mises en place par Laval pourraient peut-être devenir encore une fois permanentes», soutient le responsable des transports collectifs à la Ville de Montréal, André Lavallée. Ce «drame humain» donne selon lui l'occasion de réfléchir aux habitudes en matière de transport: «Il suffit qu'un pont soit fermé pour qu'on soit obligés de rediriger

60 000 véhicules utilisés individuellement, qui entrent à Montréal tous les matins et traversent des quartiers résidentiels», note M. Lavallée.

Professeur à l'Institut d'urbanisme de l'Université de Montréal, Paul Lewis estime que le timing est bon pour démontrer que les transports collectifs sont efficaces, dans la mesure où on arrive à «développer l'offre et à aller chercher la clientèle au-delà de la période de turbulence».

L'expérience forcée est peut-être aussi en train de faire la preuve que le pont de l'autoroute 25, au coeur des débats depuis plusieurs mois, n'est pas si nécessaire. «Avec deux infrastructures de moins que ce que les gens de Laval voulaient, cela reste vivable avec un peu d'intervention en transports collectifs», constate l'urbaniste Paul Lewis.

La tragédie a aussi donné lieu à une autre prise de conscience, voire à une inquiétude poignante, au sujet de l'entretien des infrastructures routières. Depuis une semaine, des journalistes se ruent sur les ouvrages autoroutiers pour en égrener le béton, question de démontrer leur vétusté.

Ancien grand mandarin de l'État et auteur d'un rapport sur le financement des transports en commun, Louis Bernard est convaincu qu'au-delà de l'inquiétude éphémère, il restera dans l'opinion publique «le sentiment que ce n'est pas tout de construire les routes, il faut les entretenir».

«Cela va influencer la planification des dépenses de l'État et renforcer ceux qui souhaitent un rééquilibrage entre les sommes allouées à l'entretien et celles dévolues à la construction de nouvelles routes», fait valoir l'ancien mandarin, qui pense que les fonctionnaires seront mieux outillés pour résister aux demandes des politiciens pressés d'annoncer de nouveaux tronçons.

André Lavallée, de la Ville de Montréal, souligne lui aussi que l'émergence de cette priorité affectera le reste de l'équation des deniers publics: «À terme, notre société va manquer de sous, que ce soit pour l'entretien de notre réseau routier, pour son développement ou, à Montréal, pour le développement des transports en commun.»

La pression populaire pour l'entretien des routes aura-t-elle un effet sur les fonds alloués aux transports en commun? Le professeur Lewis croit que oui. «La pression va être plus forte que par le passé en faveur du financement des transports routiers au détriment des transports collectifs», croit-il.

Comme les automobilistes sont plus nombreux, ils risquent de mieux faire entendre leurs voix. «Ils ont l'impression de se faire avoir et de payer plus de taxes que ce qu'on leur redonne en infrastructures. [...] Cela va probablement ralentir le processus de création de nouvelles lignes de transports en commun», analyse-t-il.

M. Lewis constate que la question d'un péage refait surface dans l'opinion publique. Mais, contrairement à ce qui a souvent été dans l'air, on parle moins d'un péage pour financer les transports en commun que pour entretenir les routes. «Si cela revient sur le tapis dans les prochains mois et que ce n'est pas pour financer les transports en commun, on va avoir manqué une belle occasion», déplore M. Lewis.

Critique de l'automobile depuis plusieurs années et chef du parti Projet Montréal, Richard Bergeron craint que le tapis ne lui glisse sous les pieds. Depuis des années, des tenants de la mouvance du développement durable plaident pour que les automobilistes paient le «juste prix» de l'utilisation de leur véhicule, afin de financer les transports en commun. «On a fait entrer dans la tête des gens qu'il serait normal que les automobilistes paient plus, que ce soit par le péage, par une taxe sur le stationnement ou par une modulation de la taxe à l'achat. Quand le principe est acquis, l'argent n'irait pas aux transports au commun mais sur nos routes? C'est un peu choquant», avance M. Bergeron.

Cela dit, même ce pourfendeur de l'auto convient qu'un investissement s'impose pour remettre à niveau les infrastructures routières. «On vient de vivre un 11-Septembre routier. Quoi qu'on ait pu penser avant, on ne pense plus pareil», convient-il.

L'urbaniste espère néanmoins que la question du financement des transports en commun ne sera pas éludée et que tous les oeufs ne seront pas mis dans le seul panier des infrastructures routières.

Pour l'heure, les familles — et le Québec en entier — pleurent les victimes, Pierre Marc Johnson mène son enquête et l'AMT poursuit ses mesures d'atténuation de la circulation routière. Les enjeux des priorités budgétaires risquent néanmoins de refaire surface dans les prochains mois, ou dans la prochaine année, qui en sera une d'élections.

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