L'affaire du kirpan à LaSalle - Un défi pour l'école non confessionnelle
Le Québec a aboli l'école confessionnelle dans le secteur public, mais à en juger par une récente histoire de kirpan à LaSalle, la nouvelle institution non confessionnelle n'a pas encore trouvé le régime qu'on en attend. Il a suffi qu'un parent s'étonne de voir un écolier porter un couteau sur lui pour que la direction, invoquant un motif de sécurité, renvoie l'enfant à ses parents.
Une solution de compromis a été élaborée avec la commission scolaire, mais le conseil de l'établissement l'a refusée. La commission s'emploie ces jours-ci à trouver une formule qui permette de rassurer les gens inquiets de la présence d'une arme à l'école tout en respectant l'obligation faite à l'écolier, un Sikh, de porter le couteau cérémonial.L'affaire rappelle le cas du "voile islamique" qui a défrayé l'actualité voici quelques années. À l'époque, le voile avait été refusé puis admis en classe. D'aucuns contestaient sa nature religieuse, d'autres y voyaient un symbole d'inégalité pour la femme. Finalement, la liberté de choix prévalut sans plus de tumulte depuis. De même, des Sikhs ont pu, non sans controverse, devenir membre de la Gendarmerie royale du Canada tout en conservant leur turban.
Mais des tueries survenues dans des écoles aux États-Unis ont imposé aux établissements d'enseignement une vigilance particulière. Au Québec comme ailleurs au pays, la lutte contre la violence a pris une grande importance politique, bien que les statistiques révèlent une baisse des crimes contre la personne. En réalité, on redoute l'éruption soudaine d'attaques "irrationnelles".
Jusqu'à preuve du contraire, l'élève de LaSalle n'était pas perturbé et ne présentait pas de risque pour ses camarades ou pour le personnel. Au reste, point n'est besoin de porter une arme sur soi pour s'en prendre à ses proches. Notre société ne manque pas d'instruments de toutes sortes, armes à feu et armes blanches, qu'on peut amener n'importe quand à l'école. Le danger réside d'abord dans l'instabilité d'une personne. Et dans l'incapacité du milieu qu'elle fréquente d'en comprendre à temps la gravité.
Les enfants s'échauffent vite, il est vrai, et la présence d'instruments dangereux peut causer un drame. Mais va-t-on mettre sous clé tous les couteaux de nos cuisines par crainte d'un éventuel dérapage? À l'école, il est certainement prudent de ne pas permettre le port d'armes quelles qu'elles soient. Mais cet interdit doit-il être absolu? En l'absence d'un danger réel, faut-il aller jusqu'à empêcher un Sikh de porter sa dague rituelle?
Tous les Sikhs ne portent pas la dague ou ne la portent pas partout. Plusieurs familles de cette foi avaient accepté que leurs enfants s'en tiennent à un pendentif symbolique, a indiqué la directrice de l'école dans une entrevue à La Presse. Comme dans d'autres confessions, tous ne pratiquent pas de la même manière ni ne donnent un caractère obligatoire à chaque élément du rituel. Mais que faire si la famille d'un écolier tient le port du kirpan pour obligatoire?
S'il fallait appliquer l'interdit de façon absolue, les Sikhs seraient contraints ou de renoncer à cette prescription religieuse ou de se tenir à l'écart des places publiques, des lieux de travail et des institutions en général. Car un couteau n'y est pas moins dangereux qu'à l'école. Autant dire que ces citoyens seraient voués au ghetto ou à l'exode. Le pays est vaste, mais nul ne veut être réduit à s'établir dans la toundra.
La règle et l'exception
Ce conflit de valeurs n'est pas le premier à survenir. En cas de différences entre les pratiques d'une personne et les règles de son milieu ambiant, les tribunaux ont adopté le principe de "l'accommodement raisonnable". Bien qu'au Québec les autorités scolaires confient à l'école le soin de juger des mesures à prendre en matière de sécurité, on peut difficilement, en cas de divergence, laisser l'établissement trancher une question comme celle qui se pose à LaSalle.
D'une école à l'autre, d'une région à une autre, la règle ne serait pas la même. Bien sûr, en plusieurs domaines, l'uniformité n'est ni nécessaire ni souhaitable, même en matière disciplinaire. Mais s'agissant de convictions religieuses et de droits fondamentaux, il serait pour le moins incongru d'avoir un Québec à la carte.
On souhaiterait normalement que l'école, lieu privilégié de l'apprentissage des différences, trouve les formules qui permettent de satisfaire les uns sans heurter les autres. Mais c'est présumer que des parents et des enseignants, souvent formés à une autre époque, seront capables d'inventer la pédagogie multiculturelle de l'avenir. La présente affaire dénote un certain désarroi au plan local et, au ministère, un manque de leadership.
Or, quel climat prévaudra à l'école si un enfant risque le renvoi à la maison sans avoir commis de faute? Ou si une fouille de sécurité l'attend à cause de son identité religieuse? "Le port du kirpan est un droit", estime un représentant du temple sikh de LaSalle. "Nous devons pouvoir l'exercer. Si on persiste à nous dire non, nous allons nous battre en cour pour que notre droit soit respecté." En matière de droit, les tribunaux sont l'arbitre ultime. Mais faut-il se payer le luxe d'un conflit pour résoudre une telle difficulté?
Si l'école non confessionnelle, censée être un modèle d'avenir, doit écarter ces différences pour satisfaire à son obligation d'accueillir toutes les communautés, elle risque, sous les apparences de la neutralité, de prolonger de vieilles intolérances. Au surplus, comment les autres élèves accepteront-ils les Sikhs si leur école n'est pas capable elle-même de le faire à moins d'une sorte d'amputation culturelle?
La commission scolaire n'avait pas jugé mauvaise la solution d'un kirpan enveloppé d'une gaine sécuritaire. Y aurait-t-on sous-estimé le problème? Ou l'école ne s'est-elle pas enfermée dans un refus hâtif? En cas d'impasse, les parents de l'écolier se proposent de recourir à la Cour supérieure. En Ontario, des affaires analogues ont déjà été tranchées en faveur tantôt de l'école, tantôt de requérants sikhs. Voilà une cause qui pourrait sans aucun doute se rendre jusqu'en Cour suprême. Si ce tribunal retenait plutôt l'option d'une école séparée, aurait-on trouvé la meilleure solution? Probablement pas.
Étrange paradoxe, la philosophie sikh a été développée en Inde pour trouver une voie entre la religion musulmane et la tradition hindoue. Des persécutions l'ont incitée à inventer un rituel guerrier comme le port du kirpan. Mais son universalisme, son ouverture à la science en font une confession qui devrait aisément trouver une place dans une société officiellement diversifiée comme celle qui croît présentement au pays.
Des intellectuels sikhs regrettent que cette religion se soit quelque peu refermée sur elle-même ou ait valorisé des rites qui l'ont éloignée, à leur avis, de la pensée de Guru Nanak, le fondateur. Voilà quelques années, en Inde et jusqu'au Canada, un militantisme radical s'y est développé, qui a subi et infligé des tragédies propres à donner de cette foi une image de violence. Pareils épisodes douloureux ne devraient cependant pas empêcher la société d'ici de s'ouvrir aux Sikhs ni cette communauté de participer à la construction d'un pays harmonieux.
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.